ATTENTION SPOILERS PARTOUT

samedi 30 juillet 2011

Valentine Picotée - Dominique Demers

C'est bientôt la Saint-Valentin. Alexis trouve que les filles sont des nouilles, notamment sa petite sœur de quatre ans et demi, Marie-Cléo, et son institutrice, Madame Cousineau, qu'il a surnommé Macaroni parce qu'elle est tout juste bonne à être enfermée dans une conserve avec le mot Catelli par-dessus.

Arrive dans sa classe une toute nouvelle fille, Katarina, une Espagnole aux beaux cheveux bruns, dont il tombe éperdument amoureux. Comme ce sera la Saint-Valentin dans quelques jours, Alexis décide de l'impressionner.

Il tente d'abord le coup avec sa gerboise Batman qu'il amène subrepticement à la classe. L'idée, c'est que Batman peut venir manger une graine qu'Alexis lui tend sur sa langue. On imagine l'émoi que crée cette démonstration inusitée. Panique dans la classe, et Alexis est privé de télé pendant une semaine.

Pas intimidé par cet échec, Alexis pense à un second tour : l'Opération Hamburger. Se privant de nourriture pendant une journée, il va essayer d'ingurgiter pour les beaux yeux de Katarina, une dizaine de hamburgers au dîner scolaire. Il en gobe huit avant d'être totalement malade devant tout le monde. Autre échec !

Le jour de la Saint-Valentin, Katarina est absente. Alexis va lui porter à la maison ses devoirs, elle a la varicelle et son beau visage est tout picotée. Il l'embrasse sur la joue, entre deux picots — tiens, les filles ne sont plus aussi nouilles qu'il ne le croyait !

Un roman à l'humour bon enfant (c'est bien le moins !) Alexis va perdre certains de ses préjugés vis-à-vis des filles, il va connaître son premier amour. La morale est gentille et gentiment présentée, ce n'est pas pontifiant.

Peu de personnages finalement : Alexis, son copain Henri, sa sœur Marie-Cléo, la maîtresse d'école, Katarina et le frère de celle-ci, dont le prénom est Henri, ce qui causera une confusion amusante à la fin.

Valentine Picotée
 Dominique Demers
1991, La Courte échelle
63 pages (avec illustrations)

Toto la Brute - Dominique Demers

Alexis Dumoulin-Marchand est le souffre-douleur d'Alberto Lucio, Toto pour les intimes. Alexis est un tout petit et Toto est au moins trois fois plus gros que lui. Toto met des grenouilles dans son pupitre et chaque midi lui vole son sandwich à trois étages. Alexis a l'idée d'une vengeance : un midi, Toto lui chipe un sandwich très très spécial, garni de sauce chili, de Tabasco et de piments broyés. La gueule de Toto quand il avale ça ! Tout le monde rit. Mais Toto est furieux et il promet à Alexis la pire raclée de sa vie. Alexis est tellement troublé par cette promesse que son comportement en classe se dégrade et il est envoyé au bureau du directeur, affectueusement surnommé M. Torture. Mais M. Torture n'est pas l'être intransigeant et terrible que tous imaginent. Il indique à Alexis une manière de déjouer Toto la Brute. Aidé par M. Torture, Alexis annonce sur le système de communications de l'école que Toto la Brute va lui sacrer toute une volée à la sortie des classes dans le petit bois en arrière de l'école. Tous les élèves sont conviés au spectacle. Évidemment Toto ne peux plus attaquer Alexis. Mais Alexis ressent une peine pour Toto. Quelques jours plus tard, il le suit jusqu'à chez lui. On apprend que Toto est jaloux d'Alexis, de sa petite sœur, des attentions que lui prodigue sa mère et des bons sandwichs à trois étages qu'il apporte à chaque midi. C'est pour ça que... Alors Alexis se prend d'une sorte d'amitié pour Toto, désormais ils échangeront leurs sandwichs et Alexis se promet bien de lui présenter la cousine de sa blonde.

C'est un roman très agréable, sans aucune faiblesse. L'anecdote est simple mais le fil de l'histoire est suivi sans faille. L'auteure sait où elle s'en va. Les deux protagonistes ont une certaine épaisseur psychologique et, à la fin de l'histoire, ils ont évolué. Les sentiments sont bien sûr cousus de fils blanc, mais le style de Dominique Demers est vif, léger, en nuances, et il fait oublier le cucul de la morale habituelle des romans de ce type.

Les illustrations aux traits tremblés de Philippe Béha sont excellentes et tout à fait dans le ton.

Toto la Brute
Dominique Demers
1992, la courte Échelle
édition originale 1992
61 pages
avec des illustrations
lu: novembre 95

SS-GB - Len Deighton

En 1941, dans une Grande-Bretagne occupée par les forces allemandes victorieuses Douglas Archer est detective superintendent à la section criminelle de Scotland Yard. Un cadavre est découvert, victime apparente d'une rixe entre revendeurs. Mais tout de go les polices allemandes, la Kripo et ensuite la Gestapo, se mêlent de cette enquête qui est tout autre chose que ce qu'elle paraît être. Apparaît même Heinrich Himmler.

Ça se complique puisque s'ajoute au mélange de base : la véritable identité de la victime (un professeur spécialiste du nucléaire), les relations tendues entre la Wermacht et les SS, la résistance anglaise, etc.

Bof. J'ai arrêté la lecture à la page 194. L'ennui total. Le style de Deighton est généralement plutôt baroque. Mais ici, ça ne sécrète que de l'ennui. Hélas...

SS-GB
Len Deighton
1979, Panther
édition originale 1978
367 pages
lecture : novembre 93

Le rose et le noir - Jean Daunais

DE FILLE EN AIGUILLE. Une trentaine de prostituées ayant disparu des rues de Montréal, l'inspecteur Lino Léomme fait appel à Arlène Supin, latiniste distinguée et détective libérée. Pour prendre le kidnappeur, Arlène fait faire le portrait-robot du plus bel homme possible car seul un pareil charmeur aurait pu avoir raison de l'impassibilité d'une fille de joie. Arlène elle-même devient prostituée afin de confronter le bandit. Au premier appel, elle se précipite au motel où un homme masqué l'accueille. Sous le masque, Arlène découvre Lino Léomme qui a eu une faiblesse bien compréhensible devant la splendeur du corps de la latiniste. Elle attend un deuxième appel. Autre rendez-vous encore une fois avec un type masqué. Cette fois, c'est le kidnappeur. Qui s'appelle Gaston. Ce n'est pas avec sa beauté redoutable qu'il fait tomber les filles, c'est plutôt avec sa laideur indescriptible. Elles deviennent folles et il les enferme charitablement dans son sous-sol en attendant qu'elles reprennent leurs esprits. Gaston n'est pas le mauvais bougre. Arlène résiste à sa laideur foudroyante, libère les filles kidnappée et remet Gaston aux soins d'un excellent chirurgien plastique et l'histoire finit là-dessus... Le style est léger, le jeu de mot allègre, l'esprit primesautier; on n'a cure de l'anecdote. Par contre, à force de trop de légèreté, l'auteur ne parvient pas à donner la moindre consistance à ses personnages, ce qui en fait la grande faiblesse de cette série de trois recueils que sont Les 12 coups de mes nuits, le Rose et le noir, le Nippon des soupirs, Gorges chaudes et le Short en est jeté.

IL ÉTAIT TROIS FOIS. Le génial professeur Hippolyte-Népumocène Xégaz a inventé un appareil à voyager dans le temps, c'est une simple montre que l'on met au siècle et à la journée que l'on veut. Arlène l'utilise pour descendre voir Jules César, brave général mais amant préoccupé, le Masque de fer (nul autre que l'ancêtre de Jacques Plante, mais une fine lame libidinale) et Leonardo Da Vinci auquel le sourire d'Arlène sert de modèle pour la Joconde. Retour au présent et destruction de la montre... Très en dessous des autres nouvelles, à cause de sa prémisse qui est idiote. On ne rit pas, on passe tout près de s'ennuyer.

LA MORT AUX DENTS. En croisière sur le SS Gouda Giovanni, Arlène rencontre l'agent de la C.I.A. Bob Slay. Un dentiste est assassiné par un membre d'équipage travesti en rousse incendiaire. Pourquoi ? L'homme était le dentiste du président des Etats-Unis, Arlène enquête à toute vapeur. Le dentiste avait installé une bombe dans la dent creuse du président, celle-ci va exploser incessamment. Pris de remords, le dentiste voulait faire annuler l'attentat. Son complice l'en a empêché, avec le résultat qu'on connaît. A peine aidée de Bob Slay, Arlène Supin démasque les terroristes et fait avorter l'attentat... Une nouvelle un peu plus ironique que ses congénères. Ça ne va pas loin, mais ça y va jovialement.

POUR UNE POIGNÉE DE TRENTE SOUS. A Miami, on soupçonne un Québécois de se livrer à des vols dans les motels de la ville; la preuve, c'est que l'on retrouve du petit change canadien sur les lieux des crimes. Arlène mène l'enquête. La vérité est plus étrange. Après avoir démasqué un Québécois voyeur impénitent, elle met en accusation un couple de contorsionnistes de cirque. Les accusés sont tellement ébahis par l'originalité et la rigueur de la pensée déductive de l'époustouflante détective qu'ils applaudissent d'admiration lorsqu'elle expose leur stratagème... L'épisode du voyeur impénitent est longuet, c'est du San-Antonio bas de gamme, on aurait pu faire sans.

DOGE MONACO. Pour la déposséder de son argent, le valet de Lady Wampole Harry-Dough la séquestre en même temps qu'Arlène Supin dont il ignore la véritable identité. C'est une erreur de sa part. Car son plan s'écroule quand Cyprien Nadir, archéologue et heureux amant d'Arlène Supin, arrive à sa rescousse aidé en cela par un pigeon auquel Arlène avait sauvé la vie... Hum. Là, l'auteur fatiguait. Ça parait. Si les nouvelles ont été écrites dans l'ordre, alors l'auteur en avait plein son casque. Ou bien est-ce un réflexe du lecteur blasé ?

Finalement, à la longue cette prose ennuie parce que les effets comiques sont limités aux diverses astuces patronymiques : Lino Léomme, Cyprien Nadir, Wampole Harry-Dough, Amedeo Gratias, Sylvie Tagreau, Horace Takhato, Guiseppe Dérasti, Armand Chabalet; et à l'amalgame d'éléments mondains et quétaines (Picasso et Serge Laprade, Cartier et Woolco, Fernand Gignac, Juliette Pétrie, Ginette Reno...) En contrepartie, les personnages sont tous également fades et sans consistance, et les intrigues sont traitées avec trop de désinvolture. Nous sommes ici au royaume du jeu de mots. Venez les admirer, il n'y a rien d'autre au menu.

Le Rose et le noir
Jean Daunais
1980, Héritage
édition originale 1980
168 pages
lu: août 95

vendredi 29 juillet 2011

L'homme dont les dents étaient toutes exactement semblables - Philip K. Dick

Les Runcible (Leo et Janet) et les Dombrosio (Walt et Sherry) sont voisins à Marin County, un développement banlieusard de San Francisco. Leo Runcible est Juif et courtier en imobilier, Walt Dombrosio est designer industriel. Un jour que Leo Runcible accueille chez lui des clients potentiels, ceux-ci aperçoivent un Noir qui vient dîner chez les Dombrosio. La présence impromptue de ce Noir fait que la vente que comptait effectuer Runcible tombe à l'eau, le ton monte, les injures pleuvent, Runcible paranoïe complètement et se croit victime d'anti­sémitisme. Fou furieux, il met ses clients à la porte et lâche un coup de fil véhément chez les Dombrosio, accusant Walt de salir le coin avec ses amis nègres. La chicane pogne.

Plus tard, pour se venger d'avoir perdu une si grosse commission sur une vente importante, Runcible dénonce à la police Walt Dombrosio qui conduit en état d'ébriété. Dombrosio perd son permis de conduite pour six mois. Walt doit être véhiculé par sa femme, soir et matin jusqu'au coeur de San Francisco. Sherry décide que, tant qu'à perdre son temps en ville, elle y trouvera un emploi. Walt est absolument contre, travailler ce n'est pas pour une femme — d'autant plus que Sherry trouve une place dans la firme même où Walt travaille. La situation devient vite intenable pour lui. Un soir, sur ce sujet, il en vient aux coups avec son patron. Walt quitte son emploi, alors que Sherry garde le sien. Désoeuvré, Walt va se venger de Leo Runcible quand il apprendra la responsabilité qu'il porte dans sa déchéance. Utilisant le crâne prognathe d'un mort centenaire, Walt monte une supercherie, du type Homme de Piltdown dans laquelle Runcible tombe mains et poings liés. Qui plus est, Runcible s'entêtera dans son projet de faire prouver la véracité scientifique de son pré-hominien aux dents toutes exactement semblables, même quand il aura été mis au courant de la plaisanterie vengeresse dont il est l'objet. Runcible va se ruiner en maudissant le monde entier. Le roman se termine avec la déchéance quasi-ultime de Runcible donnant une dernière fête un peu lugubre dans sa maison qui va être saisie par la banque. Dombrosio, après avoir violé sa femme et l'avoir forcé à quitter son emploi pour garder le bébé, s'est trouvé un nouvel emploi et est rentré en possession de son permis de conduire.

Le roman s'articule autour de quatre portraits dont trois sont particulièrement développés : Walt et Sherry Dombrosio, Leo Runcible, et dans une très moindre mesure, sa femme Janet (mais celle-ci demeure un personnage insipide, semi-alcoolique, auquel Dick ne s’attardera presque pas). Walt est le mâle américain de la fin des années cinquante, ouvert à une certaine amitié interraciale mais fermé au fait que sa femme puisse se trouver un emploi. Il est plutôt carré, soupe au lait et rongé de culpabilité; quand les choses ne vont pas comme il veut, il se fâche — surtout contre sa femme avec laquelle il est engagé dans un bras de fer continuel. Leur relation se situe à la charnière des changements de comportements de société; en conséquence, la vie n'est pas facile, la bagarre éclate régulièrement, Walt est le genre d'homme qui n'hésite pas à frapper sa femme s'il juge qu'une correction s'impose. Sherry est une femme moderne, émancipée, qui cherche à accéder à l'égalité avec son partenaire (et qui n'hésite pas à l'écraser lorsqu'elle se retrouvera en position de pouvoir lorsque elle sera le seul soutien de famille). Leo est le persécuté, le manichéen pour qui le monde se divise en deux, ceux qui l'aiment et sont prêts à le suivre sans condition (personne en fait) et tous les autres qui cherchent à le ruiner, à le casser, etc., à l'empêcher d'accéder aux plus hautes cimes du rêve américain. Leo a une relation torturée avec le monde, et c'est finalement le meilleur personnage de ce roman.

C'est le roman des frustrations. De la culpabilité maladive. De la culpabilité à tiroirs. Cette culpabilité est aussi la faiblesse de ce roman parce que, au bout du compte, tous les personnages fonctionnent sur le même mode de pensée et de culpabilité. Un personnage, à ce compte-là, en vaut un autre; il y a une grisaille un tantinet ennuyeuse. L'anecdote du roman est minime, l'histoire d'une vengeance, et la sauce est un tout petit peu étirée. Dick, en écrivain de fiction canonique, est nettement moins intéressant que Dick l'auteur de SF. Sa SF est unique, voire révolutionnaire, sa fiction canonique est assez platement canonique; innovation, ici, nenni.

Mais le lecteur de Dick pleure de joie et remercie le ciel pour chacun des romans de l'auteur, fussent-ils moins bons que les Grandes Œuvres

L'Homme dont les dents étaient toutes exactement semblables
Philip K Dick
1989, Terrain Vague, Losfeld
édition originale 1984
The Man Whose Teeth Were All Exactly Alike
385 pages
lecture : mars 93

Valis - Philip K. Dick

En février et mars 1974, Philip Dick a été l'objet d'une série de visions mystiques. Pendant les huit dernières années de son existence, il va tenter — dans son Exégèse — de comprendre ce de quoi il a été victime; pourtant, jamais, il ne mettra en doute la réalité de ce qui lui est arrivé.

Cette période se manifeste aussi par une relative stérilité littéraire. Dick n'écrira dans cette période que Valis, The Divine Invasion et The Transmigration of Timothy Archer. Les trois livres portent directement sur son expérience du 2-3-74 (comme il se plaisait à l'écrire).

Valis est le premier livre écrit par l'auteur après cette expérience. Il tente de répondre aux questions suivantes : Comment être sûr que ce qui nous a touché relève du divin, de l'ordinaire, ou encore de l'extraterrestre ? Comment prouver que l'on est pas fou ? Enfin, comment peut-on valider une expérience pareille ?

Valis est l'histoire de Horselover Fat, l'alter ego de Dick (en grec, Philip signifie celui qui aime les chevaux, et Dick en allemand veut dire gras), frappé lui aussi par une série de visions en février et mars 74 et qui va chercher à y mettre de l'ordre. Suite à ses visions, Fat souffre d'anamnésie (qui est l'incapacité d'oublier). L'accompagnent dans son odyssée, Kevin le sceptique à l'humour grinçant, David le chrétien convaincu, et Phil Dick l'écrivain de SF qui trouve Fat sympathique et fou à lier.

Horselover Fat soumettra son expérience à une série d'interprétations. La quête de Fat est de valider les visions qu'il a eues, de les ancrer dans la réalité. Il interprétera la réalité, y guettant les signes simples et minuscules qui donneront un éclairage significatif à son expérience.

Le roman, autrement, est irracontable. C'est pourtant un livre glorieux, inoubliable et douloureux. Horselover Fat discute longuement de subtilités théologiques avec ses copains. Il tombe amoureux de femmes souffrantes et dépressives (dans l'espoir qu'elles lui briseront le cœur en mourant du cancer ou en se suicidant — Fat a une faiblesse du côté masochiste du cœur) et il essaie de donner un sens à ses visions.

Kevin l'amène voir un film de SF de série B, Valis. C'est la révélation. Pour Fat, voilà le sens de ses visions. Une entité extrêmement vieille, Valis, l'a bombardé d'un rayon rose chargé d'informations qu'il ne peut oublier mais qui ne font pas de sens. D'où l'anamnésie. Mais le film permet d'agencer toutes les informations dans un système théorique sans faille. Valis étant une des représentations de Dieu, elle amène Fat à entrer en contact avec le créateur du film, le guitariste rock Eric Lampton dont la femme a donné naissance à une petite fille qui est, pour les initiés, la glorieuse réincarnation du Christ : Sophie — Hagia Sofia, sainte Sophie. Sophie, qui a deux ans, et qui tient des discussions théologiques avec Fat et ses amis permet à Phil Dick de résoudre ses contradictions : Fat disparaît donc de la surface de la Terre, il réintègre l'entité. Phil Dick et Kevin et David en sont bien heureux, eux qui jouait la comédie du dédoublement pour ne pas se le mettre à dos. (Dick compose cette scène-là avec une bonhommie sans pareille — on ne dira jamais assez de bien de l'humour dickien.) Mais Sophie sera tuée et Fat fera sa réapparition dans la vie de Dick. Fat, assis devant son téléviseur, y cherchera des signes intelligibles.

C'est un roman qui parle de rédemption, de la bonté humaine en tant que force rédemptrice, de la réalité qui n'est qu'apparence mais qui est tout ce que nous avons (la connaissance d'une volonté supérieure n'apporte pas de réponses réelles aux questions existentielles de notre réalité quotidienne puisque c'est la seule que nous avons). Un autre thème est la surinformation — avec son corollaire : l'incapacité de plus en plus grande qu'ont les individus à produire des synthèses à partir de ce bombardement informationnel. Et la sensation de perdre pied et de ne trouver aucun sens à ce qui, auparavant, en faisait.

Valis
Philip K Dick
1981, Bantam
édition originale 1981
227 pages,
incluant Tractates Cryptica Scriptura
lecture : janvier 93

Kiss Kiss - Roald Dahl

LA LOGEUSE. Billy Weaver arrive à Bath et se met en quête d'un gîte temporaire. Il se pointe dans un Bed & Breakfast sympathique et chaleureux où il est accueilli par une logeuse maternelle. Le B&B est curieusement vide. La logeuse avoue que depuis des années, elle n'a eu que deux autres clients, deux jeunes hommes beaux et jeunes comme Billy. Ça rend Billy un peu nerveux. Le chat qui surveille la pièce est empaillé, tout comme le basset qui dort devant le foyer. C'est le hobby de la logeuse, empailler les êtres qu'elle aime... Une très curieuse nouvelle qui a l'air de ne pas se terminer tant la fin est subtile. Une narration légèrement surannée ajoute au plaisir, qui est grand.

WILLIAM ET MARY. William vient de mourir et il laisse à sa femme une longue lettre dans laquelle il lui apprend qu'il s'est porté volontaire pour une expérience médicale inédite : son cerveau a été récupéré, mis dans un liquide avec un œil (pour assurer un branchement sensoriel) et le tout repose dans le laboratoire de son ami le Dr Landy. William demande à Mary d'accepter son sort. Mary se présente au laboratoire du Dr Landy. L'œil de William l'observe et elle croit discerner des éclats de colère quand elle agit contre les avertissements de feu son mari, en fumant une cigarette, par exemple. Elle décrète à Landy qu'elle ramène son mari chez elle. Elle va l'installer sur la télé et lui fumer au visage... Une histoire de revanche, d'une femme dominée par son mari, tyrannisé par lui et qui, profitant de son état de vulnérabilité, décide de retourner la situation à son avantage. On imagine la vie d'enfer qu'elle va lui faire subir. La sociologie de cette nouvelle la situe dans les années 30 ou 40, avec cette vieille mentalité étouffante des familles bourgeoises anglaises. Mais la simili-science qui entoure le postulat de base est complètement ridicule.

TOUS LES CHEMINS MÈNENT AU CIEL. Mme Foster redoute de prendre l'avion en retard, sa fille l'attend à Paris. Son mari qui ne l'accompagne pas prend tout son temps, la niaise tout à fait, et elle ne peut pas répondre ni encore moins riposter car ce n'est pas convenable. Au moment où ils quittent leur villa alors que le temps est sérieusement compté, M. Foster se rappelle qu'il a oublié le présent de sa fille et retourne à la villa. Mme Foster se met à sa poursuite pour le conjurer de faire vite. Dans le vestibule, elle entend un bruit bizarre et revient au taxi sans M. Foster. Direction l'aéroport. Quand elle est de retour six semaines plus tard, elle téléphone directement au réparateur d'ascenseur, car, voyez-vous, il y a eu une panne dans leur demeure et M. Foster, semble-t-il, a péri entre deux planchers... Encore une histoire de revanche de couple dans un décor de bourgeoisie étouffante. Dahl réussit remarquablement bien à décrire la fébrilité inquiète de Mme Foster et le plaisir malin, sournois, qu'a le mari de la faire languir.

UN BEAU DIMANCHE. Chaque dimanche, M. Boggis revêt une soutane et, affublé en curé, parcourt la campagne anglaise, visitant les fermes et les maisons, à la recherche de beaux vieux meubles du patrimoine. Car M. Boggis est un antiquaire, et son déguisement lui ouvre toutes les portes. Ce beau dimanche qui donne son titre au texte, M. Boggis découvre une armoire Chippendale valant au bas mot quarante ou cinquante mille livres, dans un état impeccable avec la facture en prouvant l'origine; s'il parvient à l'acquérir, c'est la fortune et la renommée pour lui. Ça négocie ferme, les culs-terreux étant un petit peu conscients de la valeur de leur armoire, mais M. Boggis s'ingénie à les convaincre du peu de valeur de celle-ci. Il emporte finalement le morceau, obtenant l'armoire historique pour une chanson. Pendant qu'il amène sa camionnette à la maison, les fermiers coupent l'armoire et en font du petit bois pensant rendre service à Boggis... La meilleure nouvelle du recueil. Les trois quarts du texte porte sur la négociation et les astuces de Boggis pour fourrer à la planche les fermiers. La fin est hilarante, c'est l'arroseur arrosé, il y a une justice immanente.

MADAME BIXBY ET LE MANTEAU DU COLONEL. Mme Bixby a un amant à Londres qui lui offre en cadeau un superbe manteau de vison. Ne pouvant rentrer chez elle avec ça sur le dos, Mme Bixby le met en consigne pour quelques dollars et revient à son mari en faisant semblant d'avoir trouvé un billet venant d'un prêteur sur gages. Elle somme son mari d'aller chercher la consigne, pour au moins voir ce que c'est, tant la somme demandé est peu importante. Ce que fait M. Bixby. Il ramène à sa femme une étole de vison; la déception et l'amertume la submergent et elle soupçonne le prêteur d'avoir substitué l'étole au manteau. Un jour, elle aperçoit la secrétaire particulière de M. Bixby avec un superbe manteau de vison sur les épaules : le sien... Encore une histoire de justice immanente, encore que morale; ici l'adultère secret est puni par l'adultère découvert. Une excellente nouvelle, le ton est juste, les dialogues vraisemblables, la chute imprévisible.

GELÉE ROYALE. Parce que leur bébé fille refuse de prendre toute espèce de nourriture, s'amaigrit et semble sur le point de rendre l'âme, Albert Taylor et sa femme commencent à la nourrir à la gelée royale, cet aliment si riche que les abeilles qui en mangent prennent jusqu'à quinze cents fois leur poids en quelques jours. Le bébé mange avec entrain, gloutonnerie même, dévore la gelée royale et se met à prendre du poids comme ce n'est pas permis. Mme Taylor suggère qu'on arrête le traitement, M. Taylor ne veut rien entendre; il ne veut pas que l'on touche à sa petite reine... La plus faible des nouvelles, l'argument ne décolle pas et la fin est prévisible dès la deuxième page.

PAUVRE GEORGE. George est un pasteur anglican encore célibataire après qui les jeunes femmes courent. Or, George a une peur bleue des femmes depuis que sa mère l'a traumatisé en lui montrant une lapine accouchant — contrairement à ce que sa mère affirmait, la lapine ne lavait pas ses nouveau-nés mais les mangeait. George vit dans la peur de la bouche des femmes. Une fois, il est attiré par une femme qui lui plaît beaucoup. Quand elle va pour l'embrasser, il panique et se retrouve mangé, avalé, dans un des replis de l'œsophage où il fait la rencontre d'autres hommes qui ont été bouffés par cette femme... Étrange nouvelle paranoïaque à la fin surréaliste. On pourrait psychanalyser l'auteur et sa peur de la femme castratrice — c'est peut-être un texte écrit justement avec cette idée derrière la tête. Dahl a fait volontairement un texte psychanalisable, selon les idées de l'époque.

UNE HISTOIRE VRAIE. Une femme accouche d'un petit bébé rachitique. Elle peur pour lui, elle a perdu ses trois autres enfants pratiquement en couches. Cette femme est terrifiée, elle implore le docteur de la rassurer sur l'état de santé de son bébé. Aucune parole ne parvient à la réconforter. Même le mari de la femme ne peut rien devant tant de désespérance. Faites qu'il vive, implore la femme — Frau Hitler. Faites qu'il vive, mon Dieu... Ça a l'intérêt d'une pochade d'adolescent et ça n'a aucun impact sur le lecteur. Heureusement, c'est tout bref.

EDWARD LE CONQUÉRANT. Louisa recueille un chat qui a tout l'air d'être la réincarnation de Franz Liszt. Edward, son mari un peu frustre, est jaloux de l'intérêt et des petits soins dont Louisa inonde le chat. Il s'en débarrasse en le brûlant, aux mépris des aspirations de sa femme... Dahl décrit encore une fois le petit monde étouffant des couples des années trente à cinquante. Les désirs de la femme sont sans cesse stigmatisés par son mari. La femme est une bête qu'il faut diriger rigidement, sans poésie, sans folie, sans affection. La nouvelle est longuette et illustre mal l'engouement de Louisa pour son chat assez spécial, mais l'atmosphère morne d'une vie soumise est montrée avec un remarquable sens du détail de la grisaille affective et intellectuelle.

COCHON. Adopté par sa grand-tante alors qu'il est âgé de quelques jours à peine, Lexington est élevé dans un strict régime végétarien dans la campagne du Vermont. Lui-même y prend tellement goût qu'il devient un véritable artiste de la recette sans viande. Quand sa grand-tante meurt, il doit aller à New York régler les affaires du testament. Là, pris d'une fringale, il entre dans un restaurant minable. On lui sert du porc au chou. Lexington est pris de frissons jubilatoires, jamais il n'a mangé une aussi bonne chose. Il demande la recette au chef, qui, devant son air de plouc, lui dit en manière de plaisanterie qu'il s'agit de viande humaine que chacun peut se procurer aux grands abattoirs de la ville. Lexington y court. Il est séduit par les méthodes d'abattage du porc. Puis soudain une chaîne s'enroule autour de sa cheville et Lexington entre dans la grande chaîne alimentaire... Curieuse histoire qui part dans toutes sortes de direction. D'abord l'histoire de la mort des parents de Lexington, celle du végétarisme de la grand-tante et des talents culinaires du garçon, ensuite l'épopée du plouc à New York et enfin la visite aux abattoirs et la fin ironique. Pourtant c'est tout bon, délectable et raffiné. Miam miam, j'ai beaucoup aimé cette histoire.

LE CHAMPION DU MONDE. Gordon et Claude vont braconner le faisan chez Victor Hazel, suffisant petit propriétaire amateur de chasse à courre. Ils emploient une méthode inédite : grâce aux somnifères de Gordon, ils endorment à peu près deux cents faisans qu'ils enfournent dans de gros sacs et ramènent au village au mépris de la vigilance des gardes-chasses. Ils font cadeau d'un lot de soixante-dix têtes à Bessie Organ, la femme de l'épicier. Bessie en remplit son carrosse d'enfant, sous son bébé. Au milieu de la place du village, les faisans commencent à sortir de leur sommeil puis du landau et bientôt la place est remplie de faisans à demi éveillés qui trébuchent sur les pavés et tentent maladroitement de prendre leur envol, Bessie presse son bébé contre son sein en essayant de le protéger des faisans. Gordon et Claude ferment leur station-service et quittent le village... Une longue histoire qui prend tout son temps pour arriver à sa fin : encore une fois, un arnaqueur est arnaqué.

Le ton des nouvelles est plaisant, débonnaire, amusé. On lit avec un plaisir souvent très grand, on est souvent débalancé par la fin, puis au bout du compte, on se prend à aimer la manière louvoyante de raconter, les atmosphères finement décrites, les dialogues toujours précis et savoureux (comparables à ceux de René Fallet). C'est, en fait, très aristocratique. Un beau dimanche et Cochon dominent le recueil. Pas loin derrière, il y a Madame Bixby et le manteau du colonel, La logeuse, Tous les chemins mènent au ciel et Edward le conquérant. Un excellent rapport qualité-prix.



Kiss Kiss
Roald Dahl
1991, Folio
édition française originale 1962
titre original inconnu
304 pages
lecture : janvier 95

La sirène rouge - Maurice G. Dantec

La petite Alice Kristensen s'enfuit de chez elle quand elle acquiert la preuve que sa mère et son beau-père ont assassiné de manière affreuse la jeune préceptrice srilankaise qu'elle adorait. Alice court chercher refuge à un commissariat de la police d'Amsterdam où elle est accueillie par l'inspectrice Anita Van Dyke. Dans sa fuite, Alice a chipé la cassette vidéo de la mort de la préceptrice, un snuff movie de qualité professionnelle (ce qui fera dire à l'auteur que l'entreprise vampirique d'Eva Kristensen se situe à la confluence de l'industrie nazie et de la production hollywoodienne). Malheureusement, en dépit des apparences, la cassette ne peut servir à inculper Mme Kristensen qui, de son côté, avec l'aide d'une batterie d'avocats jouant de moyens absolument légaux, demande une injonction pour récupérer sa fillette. Alice se doute que le pire l'attend si elle retourne chez sa mère : aussi profite-t-elle d'une défaillance du système de sécurité policière érigé autour d'elle pour mettre les voiles.

Elle court, elle court, elle est poursuivie sans relâche; elle se cache sous une couverture dans une Volvo mal verrouillée. Il s'agit de la voiture de Hugo Toorop, mercenaire néerlandais combattant du côté de la jeune république bosniaque. Il est alerté par le manège d'un van qui arpente les rues du quartier (il croit d'ailleurs que c'est lui qu'on recherche). Il découvre Alice dans l'auto. N'écoutant qu'une vague impulsion, il adhère aux bribes d'information qu'Alice lui sert. En sa compagnie, il part à la recherche de son père -- Stephen Travis -- pour lui remettre la fillette. Alors là, c'est le début de la grande cavalcade cauchemardesque qui va les mener sans répit du nord des Pays-Bas jusqu'à la côte portugaise, laissant derrière elle une véritable piste de cadavres pis que celle d'Attila.

Mme Kristensen est vraiment sérieuse, elle veut ravoir sa fille. On peut vouloir revoir la Normandie, elle veut ravoir le fruit de ses entrailles. Son empire morbide est menacé, la découverte de la vidéocassette peut mener à l'éventuelle découverte de toutes les autres vidéocassettes — car il y en a des milliers, Mme K a tiré de son vice un max de profit. Car Mme K est riche, fabuleusement, et pleine de ressources, diaboliquement. Elle met sur la trace d'Alice plusieurs équipes multi-ethniques composées pour l'essentiel d'éléments très douteux choisis dans les services spéciaux des polices de régimes déchus (Roumanie, Afrique du Sud, Bulgarie, Allemagne de l'Est — des gars capables de tout contre n'importe qui, on comprend vite que ce ne sont pas des ballerines). Ils allument rapidement, pour un oui, pour un non.

La piste pour retrouver Stephen Travis est longue, sinueuse, déroutante. L'homme se terre, il connaît bien son ex.

Hugo et Alice vont se reconnecter par le plus grand des hasards au cours d'un carnage épique dans un gite du passant retiré et sublimement tranquille — pas pour longtemps. Boum boum. Dix morts sur le terrain, des hommes de Mme K, un policier, des aubergistes innocents. Depuis Salazar, jamais tant de sang n'aura coulé au Portugal. Heureusement, l'entraînement militaire d'Hugo porte fruit et tous les trois s'en tirent sans trop de mal (Anita se fait casser un bras et la vareuse d'Hugo est transpercée, heureusement ça ne se voit pas). C'est le hit squad de Mme K qui est mis à mal. Pourtant, comme dans un cauchemar, la chasse reprend; Hugo et Anita courant après le père d'Alice, les hommes de Madame courant après le même ainsi qu'après la fillette.

La frontière hispano-portugaise ne sera plus jamais la même (il y manquera du monde en tous cas). Finalement, à force de rabouter des indices, on localise Travis dans un petit village de la côte. Hugo et Anita doivent faire leur chemin à force de persuasion et d'ingéniosité, les hommes de Mme K ne font pas, quant à eux, dans la dentelle; on prendra pour témoin le Grec, un ami de Travis, qui y laissera salement sa peau, là sur la table de sa cuisine après que des petits rigolos l'aient littéralement charcuté vivant (c'est moins plaisant qu'on ne peut se le représenter, et l'auteur a le don très vif de l'évocation). Chez le Grec, les deux groupes trouveront les indices nécessaires menant à Travis.

Hugo et Anita retrouvent Travis. Il raconte son histoire de dealer repenti qui fait maintenant dans la contrebande d'armes en direction de la Bosnie (ici, Hugo se dit que le monde est petit, non ?), son divorce d'avec Eva Kristensen avant qu'elle ne dégénère (ce qu'il pressentait vaguement), le super voilier qu'il a fabriqué (avec l'argent de la contrebande) et avec lequel il fomentait le projet d'enlever Alice et de partir vivre avec elle au Brésil dans la clandestinité, avant que les événements ne se précipitent.

Mais le dernier carré d'hommes de Mme K rattrape lui aussi Travis. Autre carnage; les hommes se saisissent d'Alice qu'ils embarquent sur un gros hors-bord avec l'idée de la transborder sur le luxueux yacht de la millionnaire du snuff movie. Travis met son voilier à l'eau dans l'espoir de rattraper les truands. Poursuite sur océan démonté. Le transbordement de la fillette s'effectue. Aiguillonné par Hugo qui ne conçoit pas d'autre solution, Travis éperonne le yacht de son ex, The Red Siren (d'où le titre, on se demandait bien comment l'auteur le justifierait). Madame se tue à la grenade après un speech revivialiste sur les joies du culte vampirique, sur le pouvoir du prédateur, « la prédation est un jeu » affirme-t-elle à Alice. La grenade explose, décapite Eva Kristensen, c'est moche à voir. Alice s'en sauve in extremis.

Les méchants sont tous morts et les bons sont presque entiers (un ami de Travis y laissera sa peau). On pressent que l'empire de Mme K sera démantelé, mais que ce n'est que la pointe de l'iceberg. La demande pour son produit est si grande... Alice retrouve donc son père qui peut enfin sortir de la clandestinité. Une fugace histoire d'amour s'amorce entre Anita et Hugo, à laquelle Hugo trouve le moyen de ne pas céder — préférant le retour à la vie cachée, riche d'un sens obscur.
Un très haletant roman sur le mode picaresque. Le gars sait faire en ta. Ça déménage hardiment. Il y a des coïncidences très grosses, on ne comprend pas toujours pourquoi les hommes de main de Mme K réagissent si lentement quand ils retrouvent Hugo, ou alors on se demande pourquoi ils agissent si peu quand, pourtant, ils le suivent quasiment pas à pas. On se fout des raisonnements et des questionnements. C'est du grand roman d'action, sans répit, sans jamais un petit air de flûte pour ralentir le mouvement. C'est un road movie adapté à la littérature. Juste pour la forme, on pourra reprocher à l'auteur un usage par moments inusité de la virgule...

La Sirène rouge
Maurice G. Dantec
1995, Série noire Gallimard
édition originale 1993
479 pages
lu: août 95

mardi 26 juillet 2011

Zapping - Didier Daeninckx

LA PLACE DU MORT. Profitant du bouleversement des mœurs politiques après la victoire socialiste de 80, un journaliste de province s'est hissé au firmament des vedettes locales. Il met à jour une magouille de spéculation immobilière incriminant le maire de la ville, qui doit fuir. Usant de son pouvoir médiatique, le journaliste Tolona s'impose comme le chevalier Bayard de la lutte à la corruption. Puis il est assassiné. Le réseau décide de poursuivre son émission télé en mettant à sa place une marionnette de latex à son image... Grinçant et cynique, ce texte est quand même difficile à lire en raison de l'idiome argotique utilisé dans les milieux de la télé française et des références culturelles dont on saisit parfois mal le sens.

LA CHANCE DE SA VIE. À l'émission de Jacques Pramarre, on sollicite les dons pour aider des démunis face à des injustices. Cette semaine, Adélaïde, victime d'une erreur médicale, a perdu sa cause en appel et doit maintenant rembourser 700 000 francs. Pendant une heure, les téléspectateurs vont contribuer au téléthon. C'est la générosité médiatique. On accumule la somme. Adélaïde retourne chez elle, le cœur léger. A la maison, son père et ses frères veulent la forcer à leur remettre l'argent. Elle attrape un fusil et les tire à bout portant; quand la police intervient, devenue paranoïaque, Adélaïde défouraille à tout venant... Virulente critique des médias de la charité, avec un dérapage familial en bonus à la fin. C'est court et c'est merveilleux.

UNE QUESTION POUR UNE AUTRE. François Lincan a perdu le gros lot à l'émission Commando. Revoyant la vidéo, il se persuade que son concurrent a été aidé par l'animateur, Michel Ferriot. Lincan voue une haine féroce à Ferriot. Il le tue, puis Lincan meurt peu après dans un accident bête. Le lecteur apprend que c'est la femme de Ferriot qui renseignait le concurrent qui, finalement, la prend pour épouse... Convenable mais moins convaincant que les autres textes.

SANTÉ A LA UNE. Alain et Elisabeth font du tourisme lorsque Alain reconnaît une ancienne flamme, Michèle. Il se met à ses trousses. Elle est salement amochée par la drogue et elle ne le reconnaît pas. Alain se fait tabasser par ses pushers. Un peu plus tard, Alain abandonne carrément Élisabeth au profit de l'ombre de Michèle qu'il a une encore entrevue; mais là, Michèle vient de commettre un meurtre et Alain perd aussi Michèle... Pas très réussie la nouvelle, le lien avec la télé est quasi inexistant, et on ne croit pas à la ferveur qui pousse Alain vers Michèle.

CINQ SUR CINQ. La présentatrice d'une émission d'actualités négocie ferme un contrat blindé parsemé de privilèges éhontés. Puis elle court animer une émission qui porte sur la pauvreté qui ravage le pays et à propos de laquelle personne ne fait rien... Celle-là, c'est un chef-d’œuvre de cynisme avoué et d'hypocrisie crasse.

RODÉO D'OR. Parce qu'il a manqué une nouvelle régionale importante, un réalisateur tourne un remake en demandant aux protagonistes de refaire leur numéro. Un des gamins meurt quand une voiture dérape et prend feu. Grâce à ce reportage en direct, le réalisateur se mérite un Sept d'Or couronnant les meilleures émissions de la télé... Banlieue arabe, jeunes loulous prêts aux quatre cents coups, une atmosphère absolument réussie, mais un texte qui laisse sur sa faim à cause d'une faiblesse bon sentiment à la fin.

LE PSYSHOWPATHE. Dans son immeuble aux murs de papier, Valérie est intrigué par un nouveau voisin. Elle se met à l'épier quand elle l'entend au lit avec une femme. Elle le voit nu, ça l'excite secrètement. À la fenêtre, elle le voit en train de frapper sa compagne avec des ciseaux, Valérie se précipite, enfonce la porte. Le gars est en train de poignarder une poupée gonflable. Devant Valérie, il fond en larmes et avoue avoir besoin d'elle. Valérie se jette contre lui... Détails évocateurs, chantournage riche et précis des éléments du texte, qui s'ouvre sur une fausse piste, un genre de chute — si on veut — placé en début d'histoire plutôt qu'en fin. Une excellente nouvelle, érotique de surcroît.

TIRAGE DANS LE GRATTAGE. Stan, Norbert et Cyrille braquent une banque et se terrent dans une villa louée à la campagne. Quand Cyrille va faire des courses, la police fait une descente, met la main au collet de ses comparses suite à une délation. C'est normal puisque la banque offre 10 millions de récompense. Cyrille entend que le père Chassagne a été vu avec une très grosse somme d'argent qu'il tentait de cacher. Voilà le délateur. Cyrille tue le père Chassagne et fait main basse sur le magot. Le père Chassagne venait de gagner le loto, c'était la chance de sa vie... Une méprise, un crime qui en amène un autre. Les histoires de Daeninckx n'offrent pas toujours tous les éléments de résolution souhaités, ici, par exemple, on ne sait pas et on ne saura jamais qui a vendu les braqueurs.

VOIX SANS ISSUE. La nuit venue, une femme écoute la voix onctueuse de Bruno sur les ondes de Radio-Solitude en se masturbant secrètement. Seulement c'est interdit dans cette maison pour retraités... Une histoire triste, moche, de vieillards parqués dans des chambres sans intimité, impitoyablement réprimés quand la solitude les gagne et qu'ils tentent de se réconforter.

LES ALLUMEUSES SUÉDOISES. Jacques Vidal a vécu son éveil sexuel grâce à la cinématographie suédoise, à ces actrices peu inhibées et à ses metteurs en scène pour qui le sexe était une source de joie et d'humour ou de poésie. Les temps ont changé, à son plus grand scandale, sa fille s'intéresse au cinéma suédois pour la valeur de ses productions... Très anodin, quelques souvenirs heureux de films connus et d'actrices, ah Bibi, ah Liv, charnelles et si belles et si délectablement femme.

RAFLE EN DIRECT. Le gouvernement français rafle tous les étrangers et les expédie manu militari sous d'autres cieux. A l'aube du 15 juillet de l'an 2000, la France se réveille bien grasse et toute blanche... Cinglante dénonciation de l'intolérance. Ça tient plus du pamphlet que de la fiction.

POURSUITE TRIVIALE. Dans un futur proche, une famille joue à un incessant jeu télévisé qui leur assure des pilules d'amour, des heures de sommeil, de la nourriture pour le chien, des heures de sortie, et ainsi de suite... Le sarcasme est vite anodin, et la nouvelle offre finalement peu de choses sinon cette vision bancale d'un futur rigidement soumis au diktat des jeux télévisés (sans qu'on nous explique pourquoi : la méthode Daeninckx montre sa faiblesse dans les textes plus SF qui justement doivent se déployer autour d'une simili-explication).

F.X.E.E.U.A.R.F.R. En 1944, les hommes et les garçons du village de Nothange sont emmenés pour être exécutés par les soldats de la division SS Das Reich. Seul Patrick en réchappe, on ne sait comment. Quarante ans plus tard, lors de l'émission Au nom de l'amour qui met en contact des personnes depuis longtemps séparés, la sœur de Patrick lance un appel pathétique. Patrick est retrouvé par la police car on le cherchait aussi pour un braquage d'épicerie. Il écoute Des chiffres et des lettres (d'où le titre) au moment où la gendarmerie intervient : c'est la grosse vilaine canonnade, Patrick est abattu. Le mot qu'on cherchait à DC&DL, c'était faux-frère... La télé comme instrument de la justice immanente et comme révélatrice des fautes du passé.

ŒIL POUR OEIL. Pour l'émission hebdomadaire de Légendes du pays, Roland Rastrols a invité les héros d’un sauvetage hors du commun à tenter de gagner une cagnotte en faveur de Véronique, une jeune aveugle à qui une opération dispendieuse rendrait la vue. L'émission va bon train, mais au moment de doubler la mise finale, le concurrent rate la question et c'est tintin pour Véronique qui devra se contenter d'une moitié de cagnotte. Elle va aux USA se faire opérer un seul œil. « D'aveugle, elle devint borgne .» (p.155)... Cruelle et ironique, c'est une excellente nouvelle où la télé et les faux jetons pieux et charitables qui l'animent n'en ont que pour l'audimat.

BIS REPETITA. Bernard soupçonne sa femme d'avoir une liaison avec un certain Marc Laurenti, probablement un écrivain, car un manuscrit portant ce nom la suit en tous temps. Bernard est sidéré par le manuscrit, c'est un roman porno, dans lequel les comportements amoureux de l'héroïne rappellent beaucoup ceux de Nadine. Bernard laisse l'amertume le gagner, qui se change en volonté assassine quand il tombe sur une description très précise des grains de beauté qui se cachent entre les lèvres du sexe de Nadine. C'est la preuve qu'il ne souhaitait pas. Il tue Nadine et se précipite chez l'éditeur de Marc Laurenti pour lui faire un mauvais parti. Il apprend la vérité : Laurenti est un nom d'emprunt sous lequel travaillent les auteurs d'une série érotique parmi lesquels cette nouvelle venue, Nadine... Ouille ouille ouille que cette nouvelle-là est délicieuse. Exemplaire, la dérive paranoïaque de Bernard, incapable de distinguer la réalité de la fiction qu'il se met lui-même en tête. La meilleure du recueil.

TICKET TOUT RIDÉ. Jessica gagne la cagnotte au loto télévisé. Elle se précipite vers l'aéroport où elle est rejoint par une autre femme qui l'abat. La police intervient. Jessica n'était pas Jessica, c'était une amie envoyée à la télé car la vraie Jessica est une criminelle en fuite, recherchée par toutes les polices. Seulement après le tirage, la fausse Jessica a voulu prendre la fuite avec le magot... Bof. Les textes ne peuvent pas être tous gagnants.

FARMING CLASS HERO. Jean-Claude Charlois fait l'objet d'un reportage à une émission de prestige. Il est devenu un héros parce qu'il a sauvé des gens d'un incendie. Après quelques semaines, la gloire s'étiole. Jean-Claude, sans le sou, échaudé, décide de mettre le feu lui-même à une ferme et de jouer de nouveau les héros. Ça foire, la grange et la maison brûlent, en périssent les occupants. Jean-Claude est écroué. Mais il refera une émission, sur les pyromanes, cette fois-ci... Les histoires deviennent plus ordinaires en fin de volume — est-ce la tolérance du lecteur qui va diminuant ou l'effet de nouveauté s'affaiblit-il ?

UNE FAMILLE DE MERDE. Sur le plateau de Plein aux as deux familles s'affrontent, une haut de gamme, l'autre bas de gamme. Les riches contre les pauvres. Évidemment, les pauvres sont parfaitement nuls mais hautement pittoresques et bientôt le public en studio les encourage vivement, chahutant les riches. Des révélations sont faites dans le courant du jeu, le père des riches est l'amant de la fille des pauvres, la chicane pogne pour de vrai et ça finit en bagarre où se mêlent les participants, le public et l'équipe technique... Le plus amusant des textes de ce recueil, qui n'a d'autre but que de faire rire.

LEURRE DE VÉRITÉ. Demandé pour faire la régie d'une émission d'affaires publiques dont l'invité est Gilles d'Auray (c-à-d gueule de raie, alias Le Pen), Simon Elmaz qui le déteste s'arrange pour le montrer sous ses plus mauvais angles, avec d'interminables gros plans qui mettent en évidence ses bajoues et sa couperose. Durant l'émission, des militaires font irruption et emmènent Elmaz. C'est le coup d'État, D'Auray vient de prendre le pouvoir avec l'aide de l'armée... La verve de Daeninckx prend une tournure amère. L'histoire relève ici de la politique-fiction, et malgré l'ironie finale, le lecteur reste pantois devant la fulgurance des évènements qu'il n'attendait pas.

LE PENOCHET. Le Penochet est au pouvoir. Les grandes manœuvres pour purifier la France ont commencé. Profitant d'un grand rassemblement pénochettiste à Dreux, Maurice Laurint sort de la cachette où il se terrait depuis le coup d'État, revêt son ancien costume de déporté et va abattre Le Penochet. Il est abattu en retour par les skins du service d'ordre... Un texte brutalement simple, sans effet ironique, juste une fiction dénonciatrice.

Un excellent recueil de nouvelles. Le talent de l'auteur est immense, il sait y faire. Je retiens tout particulièrement : La Chance de sa vie, Cinq sur cinq, Le Psyshowpathe, Œil pour œil, Bis repetita et Une famille de merde. Ce qui en fait beaucoup, non ?

Zapping
Didier Daeninckx
1994, Folio
édition originale 1992
228 pages
lecture : janvier 95



Le géant inachevé - Didier Daeninckx

L'inspecteur Cadin enquête sur le meurtre de Laurence Cappel, retrouvée morte d'un coup de pistolet, l'arme du crime entre les mains d'un ancien copain de lycée. L'affaire est rapidement classée jusqu'à ce que le présumé meurtrier, après un an d'aphasie catatonique, décide de s'accuser du meurtre avant de se suicider. Pourtant ça cloche : il en met trop. Cadin se retrouve en campagne, à renouer les fils de cette histoire.

Par compassion, Laurence Cappel fournissait en drogue son frère (mort un peu avant elle) qui faisait une rechute après un stage de désintoxication. La facture était plutôt lourde et elle ne pouvait, sur son seul salaire, fourguer la came à frérot et payer les arrérages du centre de désintox. En conséquence, Cadin soupçonne une malversation. Laurence travaillait pour au service de l'approvisionnement d'un hôpital, où elle avait beau jeu de détourner les sommes nécessaires.

Cadin met en évidence que dans les relations du frère de Laurence, il y avait le jeune Courtini, fils d'un magnat du camionnage, fils lui-même adepte des drogues dures. Courtini père avait chargé un détective privé de filer son fils; apprenant le secret du fiston et le profit qu'il y avait à faire en menaçant d'ébruiter l'affaire dans les journaux, le détective avait fait chanter Courtini un temps jusqu'à ce que ça se finisse tragiquement pour le premier. Sentant Cadin sur ses fesses, Courtini commence à paniquer et tente de le tuer à la faveur d'un shout-out nocturne dans une ancienne rampe de lancements de V-2. Cadin lutte à la fois contre Courtini, car les morceaux du puzzle s'emboîtent les uns aux autres et son dessein apparaît obscurément d'abord puis plus clairement, et contre ses supérieurs qui jugent ténébreux et peu convaincants les éléments rassemblés par l'inspecteur.

Cadin persiste.

Lors du duel nocturne, Cadin a blessé Courtini. Ne le retrouvant pas, il se rabat sur la femme de celui-ci. Il la rencontre dans une première de théâtre, vient pour procéder à l'arrestation (Cadin juge qu'il faut provoquer les choses, et il soupçonne madame Courtini de complicité) lorsqu'elle est abattue devant ses yeux. Cadin tue le meurtrier, qui était le partenaire du détective privé venu assouvir sa vengeance et reprendre le chantage contre le magnat du camionnage. Gadin retrouve Courtini, sérieusement amoché par les balles, qui avoue tout, faisant par le fait même les liaisons qui manquaient au raisonnement de Cadin.

Courtini garde son influence politique. Aussitôt après l'étouffement de l'affaire par les autorités, Cadin est muté de Hazebrouck vers Courvilliers.

Daeninckx est un romancier noir, très noir. Et ça n'a rien à voir avec la couleur de sa peau, car elle d'un blême à faire peur. Le roman se passe dans le nord de la France, tout près de la Belgique. Le ciel est ferraille, l'horizon bas et les paysages sont gris, sales et blafards : c'est l'atmosphère très réussie de ce roman... L'histoire racontée est, au bout du compte, moche, grise, compliquée, et dessus, pareil à une couverture trop lourde, le destin inéluctable qui mène des gens à la mort et des vivants à trop de connaissance. Déjà, dans ce roman, le germe du suicide de Gadin est semé (qui éclatera dans la dernière des nouvelles du Facteur fatal). C'est ce qui frappe le plus, d'ailleurs, cette inéluctabilité du destin, des événements. La vérité vaut-elle le travail qu'on met à l'extirper, à la mettre à jour. Cadin accomplit son travail avec un entêtement sans enthousiasme, à la limite de l'indifférence émotionnelle et sans même la joie de coffrer les meurtriers. La découverte de la vérité entraîne des conséquences qui viennent s'abattre mollement, presque négligemment, sur la tête de Cadin — qui s'y attendait.

On ne rit pas dans ce roman, l'humour y est totalement absent, il n'y a que la présence cynique, ironique du destin qui guette méchamment les hommes.


Le Géant inachevé
Didier Daeninckx
Série noire, 1984
édition originale 1984
212 pages
lu: février 95

Facteur fatal - Didier Daeninckx

Recueil de nouvelles qui met en scène l'inspecteur Cadin et qui marque son itinéraire professionnel au gré de ses mutations.

Croix de bois, croix de fer. Une jeune fille de quinze ans prétend avoir été victime d'une agression sexuelle par un clochard portugais récemment immigré. Cadin prend les dépositions de tout le monde. Des années plus tard, il apprend le suicide du Portugais, de même que le mensonge de la jeune fille... Un drame où l'inertie des choses et des mensonges prend un poids considérable. Cadin observe, sans déceler la vérité. Le mensonge de la fille est convainquant, les balbutiements de l'agresseur nuisent à sa cause. Une tranche de vie banale et méchante, où les conséquences des gestes gratuits sont fatales.

Le Facteur fatal. Le cadavre d'une femme est retrouvé. Elle entretenait une correspondance énorme avec des tas de gens. Cadin découvre qu'elle couchait avec la plupart de ses correspondants, généralement des êtres réduits, mal-aimés, laids ou infirmes, et qu'ils étaient tous amoureux fou d'elle. C'était une infirmière des cœurs, si on veut. Celui qui l'a tué, dans un accès de rage, c'était un pauvre type, petit et dominé par sa mère : la victime avait arraché sa moumoute dans un faux mouvement et avait été saisie d'un fou rire inextinguible... Une histoire extraordinairement triste sur la misère et la solitude humaines. Cet ange de bonté qu'est cette grande femme moche assassinée par plus petit qu'elle, c'est une parabole touchante et vraie de la condition humaine. La meilleure nouvelle de ce beau recueil.

Voie de garage. En pleine nuit, une jeune fille se fait happer à mort par une BMW. L'automobiliste disparaît. Cadin mène l'enquête. Grâce à une chance pas croyable, il coince le tueur qui vient de cacher sa voiture dans un trou aux prix de nombreuses ampoules... Faible et plus que banal (dans le mauvais sens du terme); ce qui intéresse le plus, ce n'est pas la résolution de l'énigme, ce sont les petits gestes du quotidien, les querelles du commissariat, les intrigues politiques municipales. Ça, Daeninckx ne l'oublie jamais, c'est la chair autour de l'os.

Exécution sommaire. Loubry, le conseiller en communication de la ville de Toulouse vient d'être assassiné. On retrouve une menace de mort contre lui daté de six mois et signé par un Arabe. L'enquête se dirige donc tout naturellement vers lui. De la petite histoire de l'Algérie française, Cadin extrait une encore plus petite histoire de crime horrible non vengé depuis trente ans. Mais le vrai coupable n'est pas l'Arabe qui ne faisait que rappeler à Loubry le meurtre de son frère en 1954. Ce qu'il y a derrière, c'est l'appât du gain sans scrupules... Daeninckx excelle â piocher dans les affaires franco-algériennes (voir Meurtres pour mémoire) et cette nouvelle en est une preuve éloquente. L'intrigue grouille d'un petit monde de politicards et de magouilleurs, d'affaires louches et de police politique.

Un privé à la dérive. Cadin est passé à la pratique privé. Un industriel prospère le charge de retrouver sa femme qui vient de le quitter. Pourtant elle a tout, dit l'homme. Cadin suit sa trace à travers la France. Il est tombé bien bas. A Paris, il rappelle son client qui lui dit de cesser l'enquête parce que sa femme vient de faire son retour. Cadin la voit pour la première fois, elle a un sourire de défaite aux lèvres... Une très prenante nouvelle du désespoir sourd des chaînes qui nous lient au confort.

Souvenir à la fenêtre. Le commissaire Cadin remet à un collègue un texte qui raconte une histoire de famille, d'enfants pauvrement aimés et pleins de ressentiment envers leurs parents qui en ont autant pour leurs chers petits. L'histoire d'une longue vengeance qui met des décennies avant de trouver sa résolution dans le meurtre du fils par le père (une surprise, car la nouvelle donnait l'impression que l'inverse se produirait). Le fils assassiné, c'est le frère de l'inspecteur Cadin... L'histoire dans l'histoire, une histoire en apparence banale d'une vendetta qui met du temps â être assouvie et qui, en raison d'un malentendu, se termine par un drame familial sanglant. Une nouvelle éclairante sur la psychologie de Cadin mais en même temps, à cause de la technique employée (l'histoire dans l'histoire), un texte moins prenant que les autres.

Épilogue albertiviliarien. Quatre pages pour la désespérance de Cadin. Il est presque minuit, le 31 décembre 1989. Dans quelques secondes, la nouvelle décennie va commencer. Cinq... quatre... trois... Cadin amène le canon du revolver contre sa tempe... deux... un... il appuie sur la détente... « Le monde entrait dans les années 90. » (p. 201)

Un excellent recueil de nouvelles, qui laisse une vive impression. Avec le Facteur fatal, Exécution sommaire et Un privé à la dérive qui dominent le palmarès, les autres pas loin derrière.


Le Facteur fatal
Didier Daeninckx 
Folio, 1992
édition originale 1990
201 pages
lecture : juillet 94

Le Der des Ders - Didier Daeninckx

Paris, un an ou deux après la fin de la Der des Ders.

René Griffon a fondé sa propre agence de détective privé spécialisée par la force des choses dans les affaires matrimoniales. Les soldats de retour au foyer sont nombreux et les veuves de guerre ont la cuisse légère, elles avaient dans bien des cas perdues l'espoir de revoir leurs hommes. Griffon vivote dans son meublé en compagnie d'Irène, sa secrétaire, avec lequel il partage une passion identique pour le sexe.

Le colonel Fantin de Larsaudière fait appel à ses services car on le menace de chantage. Pour lui, aucun doute, c'est sa femme qui est derrière tout ça. D'autant plus que c'est la vraie madonne des anciens combattants, n'aimant rien mieux que de s'envoyer en l'air — surtout — avec des vétérans de l'aviation. Le colonel charge Griffon de faire cesser ces tentatives de chantage et de démasquer la coupable, c'est-à-dire madame la Colonelle.

Très vite, Griffon soupçonne la maldonne quand la fille du colonel rate son suicide et que lui-même intercepte un message du maître-chanteur que le colonel ne lui délivrera jamais. En effet, il ne s'agit pas d'une banale histoire de mœurs, c'est une histoire politique. Celui qui cherche à faire chanter le colonel est un infirmier du sanatorium des vétérans où meurent les derniers gazés du conflit. Cet infirmier a recueilli les confidences d'un soldat, entre-temps décédé, qui jette la lumière sur le comportement du colonel durant la guerre, notamment à la bataille où le régiment fut complètement décimé et le colonel un des rares survivants. Durant cette bataille, le colonel s'est conduit avec la plus extrême pleutrerie (c'est pardonnable), allant jusqu'à abattre un subalterne lui reprochant son incapacité à commander (ça l'est moins). C'est le motif du chantage, le retour des assassinés, de ces soldats envoyés à la plus grande boucherie de tous les temps pour la gloire de la Patrie et du colonel. Le maître-chanteur ne veut rien d'autre que faire mijoter le colonel dans son jus avant de couler l'histoire aux journaux.

Pour d'autres motifs, le colonel a décidé de se débarrasser de la colonelle. C'est pourquoi il a orienté l'enquête de Griffon vers celle-ci. Mais, de découvertes en découvertes, Griffon voit la vérité lui éclater en pleine face. Après l'homicide de l'infirmier maître-chanteur, Griffon, lui-même ancien combattant et gardant rancœur de ce carnage, décide de poursuivre l'oeuvre vengeresse et de faire publier lui-même le texte infamant. Suite à une méprise, car Griffon a dû assommer un communiste pour reprendre le texte de l'infirmier, le communiste et ses amis tuent Griffon et Irène, brûlant par le fait même le manuscrit compromettant et sauvant la réputation du colonel. Le roman s'achève ironiquement sur une invitation à l'inauguration du Monument aux Morts de Courvilliers, sous la Présidence d'Honneur du Colonel Fantin de Larsaudière, de l'Héroïque 296e régiment, avec Concert Patriotique par la Fanfare des Invalides.

Daeninckx est un fouille-merde accompli. Ici, il déterre une période historique pratiquement oublié, celle de l'après première guerre. Il a le sens du mouvement social et des luttes qui déterminent le sens que celui-ci prendra. Cette partie-là du roman est une exemplaire réussite. L'histoire du lâche que l'on prend pour un héros, doublé d'un fourbe assassinant ceux qui l'ont surpris en pleine lâcheté, ça ne brise rien. On a déjà vu, ou on a l'impression d'avoir déjà vu — ce qui du point de vue du lecteur revient au même, la surprise n'existe pas. Et le ton qu'emploient les personnages de Daeninckx, débonnaire, farci de bons mots, de répliques faciles, s'il est justifié par une apparente fausse gaieté — un petit je ne sais quoi — en prise directe sur la réaction au plus grand des carnages injustifiables de l'histoire de l'humanité; ce ton-là n'emporte pas mon adhésion et me fait l'effet d'une intrusion de l'auteur; la preuve étant que tous les personnages en sont affectés, ce qui est faux, bien entendu, mais j'essaie de justifier mes affaires, na. En résumé, mi roman à l'intrigue bien faite bien que sans surprise, mené dans un contexte social magistralement exposé, où la douleur des personnages est parfois dite en images brèves, ironiques et implacables : le mariage de l'amie d'Irène à un cul-de jatte, l'armée française bombardant un contingent russe à l'arrière des lignes, tout cela soulignant l'extrême dureté d'une époque cynique, agonisante et frivole, d'une jeunesse arrachée à des hommes comme un membre perdu dans une bataille inutile.

Le Der des ders
Didier Daeninckx
1984, Série noire
édition originale 1984
216 pages
Lu : février 95