ATTENTION SPOILERS PARTOUT

lundi 13 septembre 2010

L'Ultime alliance - Pierre Billon


Le Pr d'Aquino a élaboré une nouvelle théorie, celle de la psychosynergie, qui lui permet d'expliquer certaines anomalies de l'activité électrique du cerveau. Les rêves sont une forme de communication entre les hommes et une entité supérieure appelée Sedna (d'après la mythologie esquimaude). Sedna vit des émotions humaines qui sont le substrat de nos rêves.

Jacques Carpentier revient en Suisse voir le Pr d'Aquino avec lequel son père a travaillé dix ans auparavant. Les chemins de son père et du professeur se sont séparés quand Alexander Carpentier et lui se sont opposés sur l'opportunité de révéler au monde leur découverte. Depuis un accident cardiaque, survenu la nuit même de sa chicane avec d'Aquino, Alexander Carpentier mène une vie réduite. Jacques, à vingt-deux ans, souhaite connaître mieux le passé de ce père qui lui est presque inconnu.

Jacques descend au Berghof, un hôtel mythique du romantisme littéraire européen puisqu'il est au centre du roman La Montagne magique de Thomas Mann. Les références à ce roman sont très nombreuses dans le livre de Billon car son héros vient d'en achever la lecture. Là, il fait la connaissance d'un groupe plutôt particulier d'individus en pension au frais de la fondation Delphi qui subventionne les travaux du Pr d'Aquino. Toutes ces personnes ont des comportements très étranges : une ne peut plus rêver, une autre a des stigmates, une autre se cache derrière un masque, une est poursuivi par un jumeau imaginaire, une autre expie un crime horrible qu'elle a commis contre sa fille, etc. Ils représentent une belle brochette de fous et d'anormaux. Le traitement est très simple : les considérer comme normaux, après tout, pour reprendre un aphorisme : un malade est un bien portant qui s'ignore. D'Aquino croît que ces gens ont un rapport privilégié avec Sedna.

Les évènements se précipitent quand on annonce une grande panne de grossesse à l’échelle mondiale. D'Aquino est sûr que cette perte de fertilité est irrémédiable et une conséquence de la volonté courroucée de Sedna : les émotions humaines dont elle vit sont maintenant trop négatives (si au Berghof la vie est tranquille, le monde tout autour est à feu et à sang et les échos de cette violence se font entendre en sourdine au milieu même des Alpes) et l'entité procède, croît-il, à une purge de l'espèce humaine.

Finalement, la vérité n'est pas exactement ce que l'on pense. S'il y a bien une crise de fertilité, ce n'est pas parce que Sedna est un dieu déçu, mais parce que Sedna est un être égaré, loin des siens, qui est en train de passer de l'enfance à l'adolescence, et que sa prochaine évolution sera suivie aussi par une évolution de l'Homme. La violence doit faire place à l'Amour, le Sexe à l'Amour, etc. Dans le groupe des anormaux du Berghof, des couples se sont formés : Jacques et Katja, Didier et Tabaski, Sigmund et Gisella, Alexander et Élisabeth, qui vont amorcer un renouveau de l'humanité dans une Ultime Alliance avec Sedna.

Le talent de conteur de Billon est manifeste. Ses descriptions sont méticuleuses et précises sans ennuyer, et il sait y faire avec une intrigue. L'Ultime Alliance est un roman à thèse sous des dehors de sf. On aura compris de quoi il en retourne assez rapidement. Je n'ai que deux réticences avec ce roman : Billon met l'emphase sur la caractérisation langagière des personnages, ça donne des Suisses qui cassent le français et qui parlent avec des accents germaniques, un Japonais qui casse le français, un Russe qui casse le français, une Roumaine etc., une Espagnole etc., etc., c'est parfois fastidieux, mais ça passe quand même, sauf que ça dérape sérieusement chez un personnage, Didier (le petit frère de Jacques), un petit Québécois à l’accent tantôt montréalais, tantôt titi parisien, tantôt anglophone. De plus, Didier a la fâcheuse manie de faire des contrepèteries avec les expressions les plus usuelles — ce qui lasse le lecteur mais que l'auteur a l'air de croire très malin. Enfin une dernière chose : le petit côté moralisateur et prêchi-prêcha des cent dernières pages porte sur les nerfs au cube.

L'Ultime Alliance
Pierre Billon
1990, Seuil
572 pages
lecture : novembre 92

dimanche 12 septembre 2010

Flaubert's Parrot - Julian Barnes

Quels sont les rapports de la littérature à la réalité ? Un livre est-il supérieur à la vraie vie ? Un peu, car un livre offre des explications essentielles qui permettent de comprendre le sens des choses. Au bout du compte, une fiction montre ceci : le personnage pose une action et en voici les raisons. La vie dit ceci : le personnage pose une action. La fiction est donc la vie tronquée, segmentée, arrangée, mais expliquée afin de produire un sens immédiat et « rassurant ». La vie demande un effort de raisonnement supplémentaire à partir d'éléments disparates et sans continuité.

Geoffrey Brathwaite est fasciné par la vie de Flaubert et les rapports de celle-ci à la fiction. Ses recherches l'ont mis sur la trace de deux perroquets empaillés dont l'un aurait servi de modèle au perroquet de Félicité dans Un cœur simple. Il apporte à la résolution de ce problème la même ferveur et la même énergie que GF à sa fiction. Cette fascination procède d'un entêtement similaire, d'une volonté de se perdre à peu près totale. Brathwaite élucidera quelques petits mystères, ouvrira des sentiers à la réflexion avec toujours la dualité réalité/littérature en toile de fond.

Après avoir longtemps tourné autour du pot, Brathwaite finira par avouer le mobile du livre. Ellen, sa femme, suicidée, mise sur appareil, puis débranchée par lui-même. Ellen, morte. L'a-t-il aimé vraiment, l'aimait-elle en retour ? Ellen avait une vie secrète intense et active, elle avait des amants. C'est cette vie secrète que Brathwaite ne veut pas explorer et qu'il sublime dans la mise à nue de la vie souterraine de Flaubert (où il s'attache à ses relations amoureuses avec Louise Colet, sa jeune bonne Anglaise Juliet Herbert et aux relations plus charnelles qu'il entretenait avec des prostituées et la danseuse Kuchuk Hanem).

La littérature sert aussi à masquer le réel, à l'amadouer, à le rendre moins douloureux. La littérature est une drogue anesthésiante qui sécrète ses propres endorphines. Ici, le narrateur Brathwaite glose à perdre haleine sur les subtilités de la vie de Gustave Flaubert, pour éviter de parler de sa propre vie (qui devrait être le centre du roman) et de la mort de sa femme.

Cet aveu fait, Brathwaite reprendra sa quête du vrai perroquet d'Un cœur simple. La réponse ne sera pas claire. Des éléments ont disparus. Le passé est à jamais obscurci par la dégradation des choses qui ne résistent pas au temps.

Voilà un livre absolument brillant. Et érudit en diable... Mais les informations contenues sont-elles véridiques ou servent-elles à entretenir la fiction de Barnes ? On ne le sait pas, encore que l'on peut imaginer qu'elles le sont — au moins en partie; sinon l'ouvrage se ferait ramasser par le dernier des flaubertiens. Il subsiste donc une ambiguïté tout du long de ce petit roman : qu'est-ce qui est vrai, qu'est-ce qui relève du mensonge ? Et les citations (sans jamais donner la référence) de Flaubert, Louise Colet, Louis Brouilhet et Maxime Du Camp, sont-elles — elles aussi — vraies ou fausses, truquées, piégées et arrangées par l'auteur pour satisfaire son propos ?

Le livre est pétillant, plein de trouvailles, avec un Dictionnaire des idées acceptées (sur le modèle du Diictionnaire des idées reçues du grand – et gros – Gustave) et un test final avec questions à développement. Ça part dans à peu près toutes les directions, ce sont des feux d'artifice purement intellectuels où les interrogations se suivent et les digressions idem, tout ça un peu coq-à-l'âne, mais pas brouillon. Reste que Barnes, en capitaine averti, garde toujours le cap et nous amène à bon port après une belle promenade. (On appréciera la qualité et la cohérence de cette métaphore maritime, merci.)

Flaubert's Parrot
Julian Barnes 
1985, Picador
édition originale 1984
190 pages
lecture : mars 93