ATTENTION SPOILERS PARTOUT

dimanche 30 janvier 2011

The Changed Man - Orson Scott Card

Eumenides in the Fourth Floor Lavatory : Par la culpabilisation, Howard a constamment manipulé ses parents, sa femme, sa fille Rhiannon, ses amis et ses collègues du bureau. Il a abusé des gens sans se soucier du mal qu'il faisait. Il a même abusé de sa fille. Dans le bol de la toilette de l'immeuble où il vit (sa femme l'ayant chassé après l'inceste), il trouve un bébé de deux mois que l'on a essayé de noyer. Il le sauve et l'enfant s'accroche à lui par des ventouses. L'enfant est un monstre aux mains palmés et aux jambes réunis en une queue de têtard. Howard tue cette créature monstrueuse et inhumaine. L'enfant réapparaît plus tard et Howard le tue une deuxième fois. Howard est le seul à voir cet enfant. Il a beau le tuer, l'enfant réapparaît toujours. À la fin, il y en a plusieurs qui grouillent sur son lit et qui s'approchent pour s'agripper à lui. C'est l'une des plus puissantes histoires de Card; mêlant fantastique, rêve éveillé et culpabilité sans possibilité de rédemption : il faut vivre avec ses fautes, elles nous poursuivent jusqu'à la fin. On paie toujours pour le mal que l'on fait.
Quietus : Mark Tapworth est pris d'un malaise au bureau. Il retourne à la maison où il a de la difficulté à différencier deux réalités : une dans laquelle sa femme et lui n'ont pas eu d'enfants et l'autre où ils en ont eux deux. Dans le salon, un cercueil. Mark y voit un mauvais présage. Au matin, il descend au salon et se couche dans le cercueil. La crise au bureau, c'était sa mort. Pendant une journée, il a vécu en fantôme avec sa femme, le temps de changer le présent et de lui donner deux enfants. Une très touchante histoire fantastique et mystérieuse, dans laquelle le pouvoir du désir est supérieur à la mort.

Deep Breathing Exercises : Dale se rend compte que lorsque des gens se mettent à respirer à l'unisson, c'est parce qu'ils sont sur le point de mourir ensemble. Cela arrive à sa femme et à son fils, puis à ses parents dans un avion, cela arrive dans un restaurant, cela arrive finalement à l'hôpital psychiatrique où Dale abouti à cause de cette obsession. Il meurt dans l'explosion d'une bombe atomique sur Denver. Très faible et très faiblement menée avec une fin prévisible dès la deuxième page.

Fat Farm : Quand Barth devient trop gros, il va changer de corps pour un lui-même plus jeune et plus mince. Une forme d'éternité, en somme. D'où viennent ces corps ? Ce sont les Barth précédent qui suivent une cure de rajeunissement et d'amaigrissement extrêmement violente donnée par le Barth original. Une histoire où l'intérêt du propos et la violence masochiste prennent le dessus sur les incohérences.

Closing the Timelid : Grâce à une machine temporelle, des gens vivent l'expérience de la mort au XXe siècle. Ils ne risquent rien, c'est un loisir hédoniste. Ils font du mal sans s'en rendre compte. Histoire ingénieuse, mais un peu superficielle.

Freeway Games : Un automobiliste s'amuse à terroriser d'autres automobilistes en les suivant pas à pas pendant des kilomètres. Il en tue quatre, ce qui lui procure une grande joie. Jusqu'à ce qu'il perde devant plus fort que lui. Ah la la... la nouvelle la plus insignifiante du lot. Intérêt nul.

A Sepulchre of Songs : Elaine est une jeune handicapée de 15 ans. Elle entend une voix qui vient d'un vaisseau spatial et qui lui propose un échange. Elle se retrouve dans le corps du pilote d'une nef spatiale tandis que son corps à elle est occupée par une créature extra-terrestre qui en avait assez du vaisseau. Mais la liberté sur le vaisseau est une fausse liberté, elle est assortie de contraintes et de dépendances qui font que, pour la créature, le corps brisée d'Elaine est la fin de son esclavage personnel. Ça joue fortement sur la culpabilité du thérapeute d'Elaine qui croit qu'il aurait pu empêcher cet échange s'il avait été plus attentif. Excellente histoire, prenante, ambiguë : Elaine rêve-t-elle cet échange ? Est-ce une illusion schizophrène ? Le thérapeute ne peut rien en dire, il est prisonnier à l'extérieur du corps d'Elaine.

Prior Restraint : Un écrivain est empêché d'écrire par une patrouille temporelle car son oeuvre, si elle n'est pas éliminée, va détruire les fondations de la civilisation humaine dans 500 ans. Bof. Sans intérêt. Sentencieux, moraliste, plein de bons sentiments, et une idée qu'on a déjà vu ailleurs.

The Changed Man and the King of Words : Joe est un enfant prodige qui va utiliser le tarot pour dévoiler à ses parents leurs failles, surtout celles de son père. Ça va se terminer tragiquement dans une grande scène œdipienne avec percements des yeux, meurtre du père et tout le tralala. La fin est saisissante de violence, c'est le meilleur moment d'une nouvelle trop contrôlée et pensée uniquement en fonction de sa structure (de l'aveu même de l'auteur).

Memories of My Head : Un suicide commentée par un individu qui meurt tranquillement. Du remplissage, moche et plate.

Lost Boys : Card et sa femme déménage dans une maison nouvelle où leur fils se met à avoir un comportement étrange (mais si peu, ça se remarque à peine et, dans la confusion du moment, le déménagement, leur nouveau-né qui est atteint de déficience, les affaires de l'écrivain, etc., Card et sa femme manque de s'occuper de l'enfant) : il a beaucoup d'amis imaginaires, il a des habiletés étonnantes (sans être hors du commun) et il devient de plus en plus retiré. Ses amis sont des enfants portés disparus, Card voit leurs photos sur des cartons de lait. Au jour de Noël, ils viennent tous à la maison. Ce sont tous des enfants qui ont été assassinés dans cette maison-ci, et son fils aussi — ce qui explique son comportement étrange. Les enfants et son fils passent un Noël joyeux et empreint de tristesse, en profitent pour faire les adieux qu'ils n'ont jamais pu faire à leurs parents et puis s'en vont dans la nuit. Quelle belle et étrange histoire. Une espèce de fantastique blanc, merveilleux, où l'horreur (l'assassinat des enfants) se mêle à la joie du retour, des adieux finalement dits, où la douleur de ceux qui restent est atténuée par la sérénité de ceux qui partent. L'aspect pseudo-autobiographique de cette nouvelle en accentue la présence. Un chef-d'oeuvre

The Changed Man
Orson Scott Card
Tor, 1992
édition originale 1990 sous le titre Maps In Mirror, Book One
246 pages
avec une préface de Roger Zelazny et une postface de l'auteur

I choose Capitol punishment - Art Buchwald

Buchwald est un columnist américain et un humoriste. Ces chroniques washingtoniennes datent de trente ans ou plus puisque le livre a été publié à l’origine en 1962. On lit ça comme on lirait un manuel d'anthropologie ou de sociologie particulièrement marrant. C'est que, depuis le temps, les choses ont bien changé.

Buchwald s'amuse de tout : de la paranoïa de ses compatriotes (1962 : Cuba et la Crise des missiles, la guerre froide risquait de devenir soudain passablement chaude), des habitudes ménagères (l'homme au travail, la femme au foyer, nous sommes au début des années soixante), les habitudes consommation (à la télé, déjà, l'excès de publicité), la violence, la haine raciale, la lourdeur bureaucratique, les politiciens véreux, idiots et méprisables, etc. Tout y passe. La politique, les sports, la télé, la bombe, la vie conjugale.

Un pareil livre est forcément inégal. Les chroniques ne sont pas toutes du même tonneau, et le meilleur y côtoie le franchement médiocre; sans compter que la nécessité des allusions politiques a perdu à la fois son impact et son sens. Certains évènements sont disparus de nos mémoires, donc les chroniques qui s'y rapportes laissent indifférent le lecteur.

J'ai quand même été agréablement surpris par la drôlerie vivace et un rien méchante (mais jamais trop, ce en quoi Buchwald est typiquement américain, ce peuple qui a peur de tout ce qui pique ou chatouille, ce peuple drabe par excellence), par son sens de la conversation et de la logique biscornue.

Au-delà de son humour, Buchwald est un humaniste tolérant. Certaines des chroniques les mieux senties portent justement sur la dénonciation des travers les moins supportables de ses compatriotes.

I Choose Capitol Punishment
Art Buchwald
édition originale 1962
224 pages
lecture : août 93

While Reagan slept - Art Buchwald

Autant le premier recueil de Buchwald m'avait amusé, autant lire celui-ci a été une expérience frisant l'indifférence. L'impression que j'ai, c'est que pour les premiers recueils, on avait procédé à un écrémage des chroniques quotidiennes de l'auteur, ne gardant que les meilleures. I Choose Capitol Punishment était un tout petit livre. Ici, c'est la pléthore, tout y est, sans discrimination, sans sélection. D'où, pour le lecteur que je suis, une indifférence au propos souvent étiré, répété dans de multiples chroniques (qui ont été regroupées par sujets). Buchwald lui-même semble fatigué, plus de trente ans de chroniques, ça magane son chroniqueur...

C'est quand même malheureux.

While Reagan Slept
Art Buchwald
Ballantine, 1984
édition originale 1983
331 pages
lecture : juin 94

La Terre et moi - Luc Bureau

Bureau explore les liens entre la géographie et l'imaginaire. Dans la première partie, la géographie est ici donnée comme une science imprécise qui se pare de concepts aux définitions incertaines, voire contradictoires. Par exemple, qu'est-ce qu'un continent ? Il n'y a pas d'explication véritablement technique (et incontournable) de ce phénomène. Le continent est le résultat de l'expérience des peuples : pour les Européens, il y aura deux continents (le Vieux et le Nouveau) ou alors cinq ou six, dont la définition est centrée autour d'une terre entourée d'eau. Pour les Américains, le nombre variera sensiblement entre cinq et sept (l'Amérique du Nord étant un continent séparé de l'Amérique du Sud) et la définition se déploiera autour d'un bloc de terre.

La géographie devient essentiellement culturelle. Les pays sont des entités culturelles qui n'ont pas d'existence géographique, c-à-d que leurs frontières sont généralement artificielles et basées sur des contentieux historiques.

La ville aussi est une créature artificielle, culturelle, politique, dont traite pourtant la géographie, science dite naturelle.

On ne peut donc traiter réellement de la géographie et du monde que par son expérience personnelle, qui est forcément limitée. L'expérience personnelle est une expérience culturelle et politique.

En deuxième partie, Bureau montre quelques paradigmes de l'existence du Québec. D'abord l'existence du bois, du fleuve et de la montagne, puis la toponymie animale et occulte.

La mythologie québécoise (et canadienne) se compose très largement de héros collectifs (le coureur des bois, le draveur…) qui sont autant de modèles anonymes dont le comportement imprègne notre psyché. Ce sont des héros voyageurs, sans domicile fixe, sans ancrage, emportés par la démesure du pays. Ce trait de caractère, note l'auteur avec humour, se retrouve encore dans la passion qu'ont les Québécois du déménagement.

Le Saint-Laurent coupe en deux le Québec comme une plaie vive et le fait vivre. L'œkoumène québécois cerne le fleuve et quelques affluents. Le climat y est plus doux et les terres arables s'y trouvent; pourtant dans l'imaginaire collectif, on retrouve plutôt les lacs et les rivières (conséquence du mythe des coureurs de bois ?)

La montagne. Le Québec fait un peu chiche avec ses montagnes rabotées et ses collines. Ils ont pourtant une forte récurrence au niveau de l'imaginaire et des images qui en découlent. Québec est bâtie sur le cap Diamant (la montagne en tant que forteresse), Montréal s'étend autour du mont Royal (la montagne en tant que lieu rassembleur), des villages se blottissent dans le giron des Laurentides ou des Appalaches (la montagne comme lieu protecteur et maternel). Pour nommer tous ces lieux (il y aurait 1 000 000 d'entités géographiques nommables au Québec — et environ 93 000 officiellement nommés), les Québécois ont beaucoup fait usage de l'animalier sauvage (lac à l'Orignal, rivière aux Castors) et à la nomenclature occulte (lac du Diable, trou de la Fée, lac Maudit, montagne du Loup-Garou). Si les Québécois ont beaucoup fait appel aux saints de tout acabit pour nommer les lieux (mais les saints ne sont pas des créatures surnaturelles, ce sont des êtres de chair qu'une vie exemplaire aura transfiguré), il ne faut pas oublier les deux axes précédemment mentionnés

La Terre et Moi
Luc Bureau
Boréal, 1991
266 pages (avec des illustrations et des schémas)

The Worthing Saga - Orson Scott Card

Peut-on voir une influence mormone dans la culpabilité très vive que tous les protagonistes éprouvent devant les évènements qui bouleversent leur vie et sur lesquels ils n'ont aucun contrôle ?

Quel livre tout à fait formidable. Et pourtant plutôt conventionnel. Ce qui fait sa grandeur, c'est sa morale austère, peu jouissive, celle d'une humanité déchue à qui l'on tente de faire retrouver le Paradis perdu et qui, toujours, va retomber dans les vieilles ornières humaines que sont l'avarice, le manque de charité, l'envie, etc.

On pourrait lire ce livre, page par page, et trouver des parallèles avec la Bible. Ici, c'est Sodome et Gomorrhe, là les archanges déchus, ici la fable du fils prodigue, là la longue généalogie (aux noms répétitifs) des tribus d'Israël, tout y est et rien ne manque. Une gravité existentielle habite les personnages, ils atteignent à une dignité hiératique dans un monde dur et sans pitié (le seul espoir vient du dieu Jason Worthing, qui refait périodiquement son apparition). Ils ont encore de l'innocence dans l'âme, les yeux sont purs.

Le ton est sérieux, le dilemme de ces gens est entièrement moral (dans un sens positif). Voilà un livre qui va à contre-courant de la pensée laisser-faire actuelle. Les valeurs qu'il prêche sont certainement contestables (encore que l'amour, l'humilité, le travail honnêtement fait, les bonnes relations avec les autres sont des constantes auxquelles nous n'accordons plus l'importance qu'elles méritent), mais le ton est si sincère que c'en est irrésistible.

Le livre est divisé en trois parties : The Worthing Chronicles en constitue la première, et la meilleure, la plus biblique en tous cas. Une demi-douzaine de nouvelles forment Tales from Capitole, la deuxième partie, qui examine de près l'origine du monde de Jason Worthing (mais ce dernier n'y apparaît pas). La dernière partie est composée des trois nouvelles desquelles originent les Worthing Chronicles. Ces trois nouvelles, qui sont parmi les premières que Card ait écrites, montrent avec éclat le chemin parcouru par l'auteur : d'ennuyeux et peu convaincant, il est devenu très efficace et intense.

The Worthing Saga
Orson Scott Card
Tor Book, 1990
463 pages (avec préface de l'auteur et postface de Michael R. Collings)

lundi 24 janvier 2011

Crache-béton - Serge Brussolo

David accompagne Romo à la station balnéaire de Sainte-Hamine pour y vendre des chats. Le camion en est plein., les temps sont durs et les chats sont appréciés pour leur viande et leur fourrure. Pour arriver à Sainte-Hamine, ils doivent traverser une forêt pétrifiée dont les troncs explosent sous l'effet d'une espèce de pollinisation baroque. Cette traversée est un brillant repiquage sf du Salaire de la peur.

Sainte-Hamine est une ville coupée du monde. A cause de la forêt qui les entoure, les habitants n'ont presque plus de contact avec le monde extérieur et dépendent pour leur approvisionnement des malheureux marchands qui doivent encore la traverser au péril de leur vie.

Peu de temps après leur arrivée, Romo est tué par les habitants avides de chats et David se réfugie chez une veuve, Hélène. Elle accepte de le cacher et lui explique quel enfer la vie en ville est devenue : en effet, encerclé par la forêt et soumis à un bombardement de roches par des baleines extra-terrestres importées sur Terre pour accroître l'attrait commercial de la station balnéaire, les autorités de Sainte-Hamine ont pris un sérieux virage dictatorial : assassinats politiques et réquisition de travail obligatoire.

Forcé de rejoindre le maquis à la suite d'une dénonciation, Hélène et David font connaissance avec la face cachée du pouvoir à Sainte-Hamine. Mais c'est blanc bonnet et bonnet blanc. Ce pouvoir-là, qui se targue de rescaper ceux qui en ont assez de la vie dans la ville, est aussi pourri que celui de la surface. Encore une fois, ils s'évadent et prennent le large lorsque l'embarcation qu'ils manœuvrent pour abattre une baleine coule à pic. Agrippés à un esquif, David et Hélène se retrouvent sur une île déserte couverte de pierrailles au milieu du lac Léman; sous la pierre, un canot dont ils se servent pour regagner un coin de berge sécuritaire, loin de Sainte-Hamine.

Hélène décide de revenir à Sainte-Hamine car son fils s'y trouve encore. David revient à la civilisation; le mal de cœur le prend. Contaminé par les baleines, il se met lui aussi à cracher des pierres.

L'auteur ne rechigne pas à l'invention baroque. Certaines sont proprement inoubliables : les baleines cracheuses de pierres — d'où crache-béton —, la forêt pétrifiée polonisée, le monde souterrain vivant dans les égouts de Sainte-Hamine... Brussolo est un auteur captivant qui écrit dans un style lourdaud mais parfaitement maîtrisé. Ce roman en fait foi tant il est fertile en rebondissements. L'action est tout­-à-fait soutenue et on ne s'ennuie pas une seule seconde. Par contre, Brussolo se laisse souvent emporté par la joie de la création inventive et du rebondissement imprévu; ce qui fait que le roman souffre d'une absence de rigueur et d'explications logiques : pourquoi la forêt pétrifiée existe-t-elle, que se passe-t-il dans le reste du monde pendant ce temps (le début et la fin du roman donnent à penser que c'est RAS partout ailleurs, situation extrêmement peu plausible du simple point de vue de la logique extérieure au récit).

J'avais été fasciné il y a longtemps par son recueil de nouvelles Aussi lourd que le vent et son roman de fantasy Le Carnaval de fer, sans jamais revenir à son œuvre -- ç'a été une erreur de ma part de dédaigner Brussolo. Faut pas que ça se reproduise...

Crache-Béton
Serge Brussolo
Fleuve Noir, 1993
183 pages
lecture : février 94

Le troupeau aveugle - John Brunner

Brunner est l'auteur de trois livres remarquables : l'Orbite déchiquetée, Tous à Zanzibar et le Troupeau aveugle. Trois gros romans qui ont en commun une architecture similaire, éclatée, fourmillante et qui va en une pointe extatico-déguinglée sur la fin. Les trois romans parlent sensiblement de la même chose : la pollution, la vie moderne bombardée d'informations (l'intox, en fait), le choc de la modernité, l'acculturation découlant de l'environnement culturel insipide.

Brunner met en scène des bons et des méchants : c'est simple, c'est manichéen, mais c'est efficace en diable. Le combat entre les intervenants prend des allures de duel symbolique entre le Bien et le Mal, tout devient magnifié. Son héros, Austin Train, a un air christique parfaitement assumé; et les métaphores habituelles suivent : on veut le « crucifier », il a des apôtres, il a écrit une bible moderne, etc.

Le Troupeau aveugle est un roman dur et noir, qui ne pardonne pas. L'époque est contemporaine, les USA sont la victime d'une pollution sans rémission qui a les allures de fin du monde. La violence est endémique, universelle, elle n'épargne personne.

Et la situation ne va pas s'améliorer. On part du point zéro et on se précipite vers pire. D'ailleurs rien ne sera fait pour améliorer les choses; les personnages craignent cette pollution qui les rend tous malades et les fait mourir, mais leurs préoccupations sont sans envergure : aucune solution n'est amenée, on se contente d'observer le spectacle en le redoutant, comme une expérience en montagnes russes.

Cette dichotomie est un élément très réussi de l'oeuvre de Brunner, elle en est même la clé de voûte. Ça, et la structure très éclatée du roman, sont les éléments majeurs de l'innovation brunnérienne. La dichotomie est essentielle car elle montre des personnages sans emprise sur leur monde; leur colère est un peu factice et toujours vaine car elle ne débouche sur rien de concret, sinon sur la violence gratuite. Les personnages de Brunner sont des intellectuels (ou assimilés) déconnectés de leurs émotions, émotionnellement acculturés si j'ose dire.

Le Troupeau aveugle est une lecture dérangeante à cause justement de cette précipitation vers la Géhenne d'une société toute entière qui ne réagit plus, qui est morte depuis un certain temps. Et la vision noire qu'a Brunner de cette société lancée à sa perte est d'un réalisme à faire frémir...

Le Troupeau aveugle
John Brunner
Robert Laffont, 1975
417 pages
(The Sheep Look Up)

Paradoxe perdu - Fredric Brown

Paradoxe perdu. Il faut être fou pour concevoir une machine temporelle, en tous cas la logique tarabiscotée des paradoxes vous le fera devenir. Durant un cours de logique ennuyant au possible, Shorty McCabe suit le vol d'une grosse mouche bleue qui soudain disparaît. Il tend la main et sa main elle aussi disparaît. Shorty décide de suivre sa main et il disparaît à son tour. Il vient d'entrer dans une machine temporelle dysfonctionnelle et fait la connaissance de son inventeur. Ensemble ils iront à l'époque jurassique tuer quelques dinosaures. Puis Shorty reviendra au temps présent, ce qui causera une dernière boucle temporelle amusante. Un excellent texte rigolo et solide dans l'absurde.

Spectacle de marionnettes. Dans un bled de l'Arizona, débarque un jour un prospecteur, son âne et une créature extra-terrestre qui demande à parler aux dirigeants du gouvernement. L'ET est venu faire passer aux humains l'examen d'entrée de la confrérie galactique; son apparence est répugnante à dessein pour tester la tolérance des hommes. Ça marche bien... Puis l'ET se dégonfle littéralement et le prospecteur avoue que c'était une ruse, qu'en fait toutes les races de la galaxie sont humanoïdes. Ouf, font les humains, on aime mieux négocier avec des gens comme nous, la race maîtresse doit être humanoïde. Le prospecteur se dégonfle littéralement et l'âne dit : Humanoïde, vraiment ? La meilleure des nouvelles de ce recueil : l'ironie frappe juste.

Il y a quelques autres bonnes nouvelles : Schéma de principe, où des ET aspergent la Terre de défoliants pendant que deux jardinières nullement inquiètes vaporisent de l'insecticide dans un jardin. Obéissance, des ET gros comme des fourmis vont parvenir à s'établir sur une colonie lointaine grâce à un militaire généreux qui sacrifiera sa vie pour eux. Politesse, un Terrien parvient enfin à entrer en communication avec un Vénusien en l'insultant copieusement, ce qui est pour le Vénusien la forme de politesse la plus raffinée.

Les textes sont généralement pessimistes, ironiques et sans rémission pour les failles humaines. Les meilleures proposent parfois le sacrifice d'un individu isolé ou une approche basée sur l'ouverture à la différence pour résoudre les problèmes. Beaucoup, beaucoup de textes sont terriblement datés. Certains sont même un peu pathétiques : Les Ondulats et Deux poids, deux mesures. Ça se lit agréablement, même si l'impact est un peu tombé et que les chutes ne surprennent plus (déjà que j'avais lu ce recueil à sa sortie en 1974, même si consciemment je ne souvenais de pas grand-chose). Ça a le parfum poussiéreux des choses légèrement désuètes. Spectacle de marionettes est un classique toute catégorie

Paradoxe perdu
Fredric Brown
Calmann-Lévy, 1973
Textes tirés de Paradox Lost et d'Angels and Spaceships
193 pages
lecture : juillet 93

Le vol du siècle - Chrystine Brouillet

Catherine et Stéphanie se rendent à l'auberge du Pic Blanc à la demande de leur copain Olivier, le fils de l'aubergiste, qui trouve bizarres les agissements du seul client de l'établissement, un certain Georges Smith.

Elles réussissent à pénétrer dans sa chambre, profitant qu'il est parti skier, et font la découverte d'une valise pleine de pierres précieuses. Justement un énorme vol de bijouterie a été commis quelques jours avant. Elles soupçonnent Georges Smith.

Elles le confrontent. Il avoue. Il a bel et bien accompli ce forfait, c'était une erreur et il est maintenant prêt à s'amender. Seulement son complice, Patrick, le moniteur de ski du Pic Blanc, lui serre la vis. Il faut donc neutraliser Patrick. Un piège lui est tendu, mais il s'avère que Smith les bernait. Il s'enfuie avec Patrick.

Un peu après, ils sont rattrapés par la police qui avait Georges et Patrick dans le collimateur, n'attendant qu'un cafouillage de leur part pour leur mettre la main au collet.

Décevant. Le roman policer peut-il être circonscrit aux limites de la littérature jeunesse. La question se pose. La littérature jeunesse va vers une plus grande simplicité (intrigue et psychologie) alors que le roman policier va dans le sens contraire. La rencontre des deux ne me semble pas évidente et le roman de Brouillet illustre justement la difficulté de concilier les deux axes.

Mais c'est aussi au simple plan du texte que j'ai été embêté. Les transitions d'une scène à l'autre, et même d'un personnage à l'autre, sont maladroites et saccadées. C'est un roman de chaises comme on dit un show de chaises. Pourtant le cadre aurait permis quelques débordements dans l'action, le ski, la tempête de neige, la montagne. Ça reste tout entier dans un huis-clos, on parle, on tergiverse et les explications viennent de la bouche même du mécréant. Statique tout ça.


Le Vol du siècle
Chrystine Brouillet
La courte Échelle, 1991
93 pages
avec illustrations

La Montagne Noire - Chrystine Brouillet

Catherine passe ses vacances d'été dans un chalet au pied de la montagne Noire avec son père. Sa grande amie, Stéphanie, l'accompagne; c'est une chance parce que Catherine s'ennuierait terriblement. Catherine a attiré Stéphanie avec une histoire de Grands Pieds, ensemble elles pourraient faire un reportage sur le mystère de cette espèce d'homme préhistorique. Mais bien vite, elles oublieront l'idée du reportage. Elles vont rencontrer Bart, un jeune garçon de leur âge temporairement aveugle suite à un accident.

Elles feront aussi connaissance avec la sœur de Bart, Nathalie et de son chum, Hans, un Allemand de passage au Québec et qui s'intéresse comme Nathalie à l'alpinisme.

Des évènements se produisent — des gens sont assommés — et Catherine et Stéphanie constatent que Bart a été enlevé. Elles se mettent à la poursuite du coupable guidé par le chien de Bart. Elles entrent dans la forêt de la montagne Noire, suivent la piste jusqu'au sommet. Là, elles découvrent que le coupable, c'est Hans. Celui-ci les menace de son revolver. Le chien de Bart le désarme. Puis les adultes arrivent derrière les filles et Hans est fait.

Un bon petit suspense. L'amitié des deux filles est toute d'intimité et de complicité. Les personnages ont une épaisseur psychologique bien rendue. Il y a pas mal de personnages : les deux filles, Bart, le chien, le père de Catherine, son copain Jean-Marc et sa blonde Solange, Nathalie et Hans, plus quelques faire-valoir. La caractérisation de chacun est parfaite et à aucun moment on ne les confond.

L'action est rapide une fois que le mystère est enclenché.

La Montagne Noire
Chrystine Brouillet
La Courte échelle, 1988
93 pages (avec illustrations)

lundi 17 janvier 2011

Alexis, en vacances forcées - Yvon Brochu

Alexis est un jeune auteur de 15 ans qui veut écrire son troisième roman pour les jeunes. Malheureusement, comme c'est l'été, il a dû se trouver un emploi temporaire : aide-moniteur dans un Parc. Tant pis pour le roman, ses parents — son père surtout — ne veulent rien entendre : il lui faut travailler. Sur le chemin du boulot, le premier jour, il pleut des clous et bien vite, Alexis est détrempé. Alors il se rappelle ses vacances de deux ans auparavant.

À ce moment-là, Alexis et ses parents partaient pour un tour de la Gaspésie. Dix jours, autant dire dix ans ! Pour Alexis, c'est rien de moins que l'enfer. À Tadoussac, il fera la rencontre de Jane, une jolie Américaine qui le draguera tant et si bien qu'Alexis en viendra à remettre en question sa relation privilégiée avec Julie. Mais très vite, Jane se montre volage et incendiaire, elle l'abandonne pour un autre type; et, piteux, Alexis écrira carte postale sur carte postale à Julie pour se faire pardonner (une excellente idée, très joliment réussie, ces envois de cartes postales de plus en plus laconique alors qu'Alexis croit que sa cote monte auprès de Jane, et soudainement pleine de remords innocents quand Jane le quitte). Finalement, les vacances tournent court et tout le monde rentre précipitamment à Montréal quand l'aîné des fils de la famille se disloque l'épaule au camp d'entraînement de l'équipe de hockey.

Sur les lieux du camp d'enfants, Alexis raconte une histoire de terreur car, à cause de la pluie, les enfants n'ont rien à faire. Une bien bonne histoire où le petit et le faible triomphe de la bêtise du méchant et du plus fort.

De retour à la maison, après cette décevante première journée de travail, Alexis reçoit un cadeau de son père. Un ordinateur ! Il pleure de joie. Et son père pleure de joie aussi.

Comme ce roman est bon. Brochu est un merveilleux conteur, qui n'hésite pas à recourir à toutes sortes d'astuces typographiques pour intéresser le lecteur. Le ton est très particulier : celui d'un adolescent de 15 ans, sarcastique et renfermé, qui éprouve les difficultés habituelles des adolescents vis-à-vis de ses parents — notamment son père qui lui apparaît par moment bien épais...

Ce roman est en fait composé de deux nouvelles. Dans la première, Alexis va redécouvrir ses parents, pour lui un mélange doux-amer de quétainerie et d'amour (il ne s'en montrera pas plus enchanté qu'il ne faut). Il fera la connaissance avec la passion : Jane. Passion éphémère qui le forcera à favoriser une valeur plus sûre : Julie.

Dans la deuxième, il fera la démonstration que la peur est parfois le plus grands des courages qui existe.

Peu de personnages (mais deux histoires), tout ça bien campé; et des personnages complexes (surtout ceux d'Alexis et de son père).

Alexis, en vacances forcées
Yvon Brochu
1990, Pierre Tisseyre
141 pages (avec illustrations)

Le play-boy - Roger Borniche

À l'hôtel de la Murène, sur la Côte d'Azur, un vol important de bijoux et de diamants se produit chez des gens de la haute. Ça grogne et la police se jette sur cet os comme un chien bien dompté au service de l'aristocratie. La police de Marseille vient prêter main-forte à la police locale, vite débordée et en laquelle les autorités n'ont aucune confiance, puis enfin Paris envoie le célèbre inspecteur Roger Borniche, qui doit rogner sur ses vacances annuelles. Borniche est un héros national de la répression du banditisme ayant sous sa ceinture quelques spectaculaires résolutions de cas.

Ça se passe vers la fin des années cinquante dans le milieu chic et huppé des milliardaires, des avocats maffieux et des stars du cinéma. Un peu avant le vol à la Murène, le non moins célèbre Sergio Piana, le play-boy de la Côte, s'évade de prison. Comme le vol des diamants de la Murène ressemble à sa manière, les recherches s'orientent vers lui. Elles sont confuses les recherches et Borniche n'impressionne personne avec son flair défaillant. T out le monde tourne en rond, autant l'inspecteur Pédroni de la police marseillaise que notre ami Borniche. On interroge à gauche et à droite, on passe à tabac quelques éléments troubles de la pègre locale; l'enquête piétine lourdement.

À la fin, comme la lumière après un film, le puzzle se résout, de la plus brutale des manières, suite à une intuition de Borniche. Le coupable, c'est Fabrice, le petit ami du propriétaire de l'hôtel qui, écœuré de vivre en compagnie d'une vieille pédale de plus en plus appauvrie, s'accapare le contenu du coffre, camoufle admirablement ses traces (usant d'ingéniosité et de menaces là où il faut), fait passer son crime pour celui de Piana (que l'on a d'ailleurs arrêté en Italie avec un alibi en béton, ce qui a ramené à zéro l'enquête de Borniche et l'a forcé à regarder ailleurs) ) et tente de quitter la France pour se refaire une vie en Turquie. Borniche va l’y cueillir et Fabrice fait ses aveux.

Le milieu décrit est intéressant, celui de la France de l'après-guerre, le contraste entre les classes, les mille et une joies et misères du renouveau économique qui s'amorce et de la fin annoncé des restrictions. La peinture du quotidien est fascinante, comme de vieilles photographies sépia.

Le bon s'arrête là.

Parce que le reste, c'est pas bien fort. Au premier chef, il y a une énormité de personnages, une bonne douzaine, sinon plus, à qui l'auteur donne la parole et qui ont peu d'impact sur l'intrigue, servant surtout à allonger la sauce. L'intrigue elle-même est dissoute dans des scènes inutiles et des dialogues sans rapport. On perd son temps là-dedans.

Pourtant le roman s'avale (c'est fou et paradoxal, hein ?) tout rond. C'est comme un hamburger Macdonald, vide mais pas méchant au goût ; une fois avalé, on a encore faim.


Le Play-boy 
Roger Borniche 
1978, Le livre de poche 
édition originale 1971 
412 pages 
lu : septembre 95

Architectures précolombiennes - Jean-François Bouchard

Un si petit livre, sur un sujet si prometteur. On aurait souhaité prendre dans ses mains un ouvrage d'introduction à un domaine peu connu, certes, mais expliqué de telle manière que les plus sots d'entre nous en seraient éclairé. Hélas, non. Sous un dehors assez anodin, ce petit livre est d'un redoutable élitisme.

En effet, l'auteur a écrit un livre pour rafraîchir la mémoire des spécialistes. C'est son créneau, c'est le créneau de la collection, en fait. Ça donne un ouvrage particulièrement rébarbatif pour le lecteur peu initié
dont je. À vrai dire, c'est pratiquement illisible tant la matière est pointue.

Bouchard pose les limites spatiales du sujet dont il traite, c'est-à-dire toute la zone de l'empire Inca. Grosso modo, il s'agit d'une bande qui va de la Colombie actuelle (les deux versants des Andes) jusqu'au nord du Chili, le long de la côte du Pacifique. Et, comme le titre l'indique, il ne s'intéresse — en principe — qu'aux civilisations précolombiennes; pré-inca en somme, puisque ces deux périodes coïncident. Mais l'auteur doit aborder quand même la période inca, car c'est d'elle que nous viennent les ruines de meilleure qualité. Et des civilisations avant les Incas, il y en eut un grand nombre; la région était habitée depuis au moins l'an 1200 avant J.-C. Les Incas ont dominé les Chimus vers 1200 de notre ère. Donc, un réservoir de près de 2500 ans d'histoire. Grâce à l'étude des poteries, il est maintenant possible d'avoir une bonne idée de la chronologie du développement des sociétés qui se sont succédé dans la région.

Le détail de l'étude des différentiations architecturales est trop technique pour être régurgité facilement, il est à peine assimilable. La matière n'a pas laissé beaucoup de traces dans ma mémoire, à cause de sa trop grande précision et des préalables qu'elle suppose. L'ouvrage s'adresse manifestement à des spécialistes, ou encore à des afficionados très bien ferrés.

On apprend entre autres que l'architecture précolombienne a laissé peu de vestiges en raison du climat si humide que les bâtisses en bois (peu utilisé, le bois de l'Amérique andine ne convient pas aux habitations) ou en végétal pourrissent en très peu de temps (ce sont les mêmes difficultés que rencontrent les chercheurs qui s'intéressent aux empires mayas et autres de l'Amérique centrale) et parce que les bâtiments en pierre ou en adobe (brique de terre non-cuite) sont venus sur le tard.

Architectures précolombiennes : l'
Amérique andine
Jean-François Bouchard
1988, du Rocher 
118 pages
avec introduction, glossaire, illustrations et bibliographie
lecture : avril 94

Sur la scène des siècles - Daniel Sernine

SOUVENIRS DE LUMIÈRE. En Égypte ancienne, Neferkh ressasse des souvenirs de la mort, des interrogations qu'il se faisait sur la vie après la mort. Les souvenirs sont doux, lumineux, élégiaques, Neferkh est mort depuis des millénaires, c'est son corps momifié qui interroge et se souvient et qui appelle une délivrance car la vie maintenant, c'est cette longue éternité dans le caveau d'un mastala... Une très, très belle nouvelle évocatrice, écrite soigneusement, avec ce qu'il faut de retenue et une sensibilité de tous les instants. L'écriture de Sernine est absolument à point, une merveille.
BABYLONE. Artash court de ville en ville afin de rattraper celle qui a tué sa mère lors d’un avortement raté. C'était il y a très longtemps car Artash est très vieux et sa course presque aussi vieille que lui. À Kadingirra, en Mésopotamie, il la rattrape; c'est encore une jeune femme, si jeune, et toujours avorteuse. Elle se repaît des fœtus qu'elle dévore. Artash tente de la détruire, il est vieux, elle est jeune, elle est éternelle comme le mal, c'est elle qui le tue... Une reconstitution minutieuse de l'époque babylonienne; l'histoire est un peu surchargée, litotique au point d'être obscure, mais c'est une nouvelle dont l'auteur peut être fier. HISTOIRE DE L'OISEAU D'ALEP ET DES SIX VOLEURS. Un marchand laisse à son frère sa boutique et sa fille à garder. Le frère, qui est illusionniste, vend l'illusion de toutes ces richesses à des voleurs, v compris le perroquet de la fille. La fille est bien malheureuse, mais le perroquet revient trouver sa maîtresse et dénonce le frère malveillant au père qui va venger pareille vilenie... Sur le ton des Mille et une nuits, Sernine raconte une histoire dans l'histoire. Par-dessus, il y a Shéhérazade pressée de se faire masser le potiron par les jeunes scribes qu'elle a engagé pour écrire les histoires qu'elle raconte à son maître la nuit. LE VOYAGE DE SALAH. (?) LA TÊTE DE JOKANAAN. Sur un site archéologique, on retrouve l'urne contenant la tête de Jokanaan, celui que Salomé avait fait décapiter au temps de Jésus. Les archéologues sont très émus. Il s'agit d'une découverte fantastique, d'autant plus que le cerveau est parfaitement intact. Au moment où ils se font part de leurs impressions, surgit la jeune amante de l'un d'eux, une danseuse nommée Salomé (qui l'eût crû ?) qui vient réclamer la tête de Jokanaan. Il y a une bagarre, un archéologue — l'amant — est blessé tandis que Salomé s'enfuit avec le trésor... Une étonnante histoire au climat trouble. Ça bouge, il y a de l'action et une atmosphère pas banale, celle des sites d'archéologie où sévissaient au début du siècle des chercheurs romantiques aux allures d'espions. La présence de cette Salomé est mystérieuse, est-elle la réincarnation de l'antique danseuse venant réclamer son dû à travers les siècles où une simple espionne nationaliste voulant empêcher un trésor national de quitter le pays ? L'auteur ne déflore pas le mystère dans cette nouvelle qui est parmi les meilleures du recueil. LE LIBÉRATEUR. Au balcon d'un hôtel d'une république de bananes, un touriste croit entendre les bruits d'une révolution, un paysan monte à sa fenêtre l'inciter à participer à la révolte du peuple. Le lendemain, le touriste descend dans la rue craignant le pire. Aucun signe de tumulte. Il s'informe. La dernière révolution qu'a connu le pays, c'était il y a des décennies, voyez le monument commémoratif là-bas. Monument constitué d'une statue— celle de l'homme qui grimpa à sa fenêtre le soir d'avant... Très brève histoire de laquelle il n'y a presque rien à dire sinon qu'elle est trop courte pour que le charme opère et que la chute est prévisible. DEUX FRAGMENTS. Ces deux courtes scènes ne racontent presque rien et se résument fort mal. SUR LA SCÈNE DES SIÈCLES. Des acteurs préparent une pièce à Montréal. Les mêmes acteurs préparent une pièce dans la Rome antique, et les mêmes en préparent une à l'époque de Racine. Ces acteurs sont éternels, les rôles changent, les êtres vivent et ne meurent jamais, l'art vampirise les gens et leur accorde l'immortalité... Cette nouvelle-là est excellente quand elle met en scène les acteurs contemporains : les personnages sont vrais, ils collent à la réalité, Sernine prend le temps de bien les mettre en situation. À cause de leur brièveté, ce sont les scènes historiques qui affaiblissent sérieusement le propos (même si elles en renforcent la trame). Voilà une histoire qui aurait gagné à rester dans le registre de la fiction canonique et à ne pas se retrouver dans celui du fantastique.

Finalement, c'est un excellent recueil, avec au moins deux histoires très supérieures, Souvenirs de lumière et la Tête de Jokanaan. Finalement, je retrouve plaisir à lire Sernine. Ses deux derniers romans, Chronoreg (surtout) et Manuscrit trouvé dans un secrétaire étaient en-dessous de ses moyens; Sur la scène des siècles montrent un retour à la forme.

Sur la scène des siècles
Daniel Sernine
1995, Ianus
édition originale 1995
136 pages
lu: février 96

dimanche 16 janvier 2011

Les Trains d'exils - Réjean Bonenfant et Louis Jacob

Janvier part à la guerre. Nous sommes à l'hiver 1943. Il ne veut pas vraiment se battre, mais après s'être caché, il a été dénoncé et capturé. On l'embarque pour l'Angleterre où il participera au débarquement qui se prépare. Janvier est un être secret, peu passionné, détaché de tout. La vie est plutôt sans saveur ; il vit caparaçonné, la guerre est une série d'évènements qui le blinde un peu plus. Il tue parce que sinon il sera tué. Lors d'une permission en Angleterre, il fait la connaissance de Vanessa dans une cave au cours d'un bombardement (il fait plus que sa connaissance parce que, dans un moment conditionné par la terreur et par le besoin de chaleur, ils ont fait l'amour — et Vanessa en sera enceinte). Il doit immédiatement partir vers le camp militaire car le débarquement est tout proche. Ils se promettent de se revoir à l'armistice; Janvier ne pourra revenir en Angleterre avant la fin de la guerre.

Hans est un jeune Allemand pour qui la guerre n'a plus aucun sens. Envolé les illusions du début, les victoires. La défaite se profile. Mais Hans n'a jamais voulu la guerre. Les déboires ne font qu'empirer le spleen de Hans. Son seul ami, Klaus, a été envoyé sur le front de Russie en étant repris après avoir tenté de déserter. Hans ressent durement les horreurs de la guerre, parce qu'il est du côté des vaincus. Un jour, il assiste à un viol collectif sur une jeune Française par ses camarades de combat. Il n'y participe pas, et bien qu'il veuille intervenir pour empêcher ce crime, il n'en fait rien. Il se contentera de vivre avec dans le cœur le regard de reproches blessés que la victime lui lance. Incapable d'en supporter davantage, Hans déserte l'armée allemande tout de suite après le débarquement des troupes alliées en Normandie. Il sera capturé par Janvier. Après la guerre, Hans entrera en contact avec la jeune Française, Marie-Josèphe Cardin.

Ce quatuor continuera à se fréquenter après la guerre après s'être retrouvé par hasard. Janvier et Vanessa auront un enfant qui mourra à Berlin même. Suite à cette tragédie, Janvier quittera l'armée et, en compagnie de sa femme, il recommencera sa vie à neuf sur une terre anglaise. Hans et Marie-Josèphe apprendront à s'apprivoiser — désormais ils n'ont plus l'un que l'autre pour se soutenir. Eux aussi, ils auront un enfant. Le roman s'achève sur cette double promesse de renouvellement : l'enfant de Hans et de Marie-Josèphe, le départ à neuf de Janvier et Vanessa.

Un roman québécois qui ose enfin se dérouler ailleurs qu'au Québec : en Angleterre, et dans Berlin détruit et occupé. Les deux histoires sont tellement similaires que c'en est un peu fade; les couleurs se ressemblent. On a donc l'impression de vivre un peu deux fois la même histoire, les mêmes sentiments, surtout dans les cent premières pages du roman. Le spleen est identique, la dislocation au réel est presque la même. Tout ça est quand même excellent, quoiqu'un peu trop forcé du côté de la poésie et surtout des structures de phrases qui en découlent


Les Trains d'exils
Réjean Bonenfant et Louis Jacob
1987, L'Hexagone
199 pages