ATTENTION SPOILERS PARTOUT

lundi 28 février 2011

La nuit des homards-garous - Philippe Chauveau

À son corps défendant, Philomène part en vacances à Gaspé avec son père. Faire du camping ne l'enchante pas le moins du monde ; c'est une journaliste, elle, une petite fille qui a les deux pieds bien ancrés dans la réalité, pas dans la brumasse nostalgique du retour au passé de papa. À peine arrivés, ils vont souper au restaurant. Le père commande du homard. Philomène est révulsée par la brutalité de la mise à mort de cette créature, elle compatit totalement avec la douleur des homards plongés dans l'eau bouillante, à un point tel que ce soir-là elle préfère se priver de nourriture. La nuit, elle fait un cauchemar complètement totalement absolument terrifiant et dérangeant.

Elle est sur un tout petit rafiot au milieu d'une mer infinie. Devant elle surgit un gigantesque homard bleu, haut comme une maison de cinq étages, qui la supplie de venir le délivrer de sa prison sous le rocher Percé, où il sera mis à mort lors d'une cérémonie orgiaque et initiatique. Philomène est incrédule. Le homard insiste. Elle cède, quitte la tente et son père et se précipite dans une caverne sous le rocher. Elle croit toujours rêver, mais autant aller au bout son rêve. Dans la caverne des hommes prennent des déguisements de homards et mettent à bouillir l'eau d'une gigantesque marmite. Ce sont les homards-garous du titre. Ils vont faire cuire le grand homard bleu. Philomène parvient à détourner leur attention et permet au homard de se libérer. En catastrophe, ils quittent la caverne, les homards-garous à leurs trousses. Philomène se retrouve dans un tout petit rafiot qui tangue sur les eaux du golfe tandis que les homards-garous en colère lui filent le train en embarcation à moteur. Pas pour longtemps. Une à une, les embarcations sont renversées et leurs occupants précipités à l'eau; ce sont les homards, petits et grands, qui prennent leur revanche sur les homards-garous. Philomène se retrouve à terre, dans la tente où elle s'endort du sommeil du juste.

Quand elle se réveille, elle a une conversation de réconciliation avec son père. Lui ne cherchera pas à revivre à travers elle ses rêves de jeunesse, elle, elle acceptera mieux ses petites manies agaçantes de père.

A-t-elle rêvé ou était-ce la réalité ? Philomène dans son rêve perdait ses lacets de soulier. Quand elle se réveille, ils ont disparu...

On a beau dire que c'est de la littérature de jeunesse, que nos attentes sont moins grandes, on reste quand même surpris du peu d'envol que ça prend. Le comique se base sur des oppositions entre la réalité et le rêve, entre le père ô combien chéri mais agaçant sans bon sens (on nage dans le bon sentiment, qui nous capelle que la littérature pour jeunes est une littérature édifiante), sur des associations farfelues (quand Philomène a peur, ce sont ses lacets de soulier qui tremblent), sur les rêves de grandeur ou de maturité (en somme, sur la mythomanie) de Philomène qui sont constamment confrontés à la dure réalité de sa vie de fillette (on imagine qu'elle a entre sept et onze ans)... Bon, bon, bon.

Après un début assez rapide, et même syncopé (l'histoire est présentée sous la forme d'un flash-back — un flash-back qui ne trouve pas sa résolution à la fin avec une absence de retour au temps normalisé), la fiction piétine sérieusement quand la jeune héroïne passe son temps à douter d'elle-même et de la réalité. Ce doute à ressort permet à l'auteur d'étirer son livre de vingt grosses pages, c'est toujours ça de gagné, j'imagine. L'auteur se fait un petit solo de flûte, pas très réussi à part ça. Le texte devient vasouilleux lors de la libération du homard bleu par Philomène, l'auteur perd la maîtrise de l'action; on s'embourbe, ça bouge beaucoup mais ça n'avance pas d'un poil.

Je retiens surtout ça. L'impression que l'auteur a indûment étiré un sujet qui méritait un traitement plus serré que ça

La Nuit des homards-garous
Philippe Chauveau
Boréal junior, 1993
116 pages
lu: novembre 95

Histoires de bouches - Noëlle Chatelet


LA BLANQUETTE DE L'ANCIENNE. Une vieille dame qui habite encore chez sa fille rate sa traditionnelle blanquette de veau hebdomadaire et, prise de remords, se jette en bas de la fenêtre de l’étage.

LE SOUS-MARIN GRIS. Dans un pensionnat, Raoul vole des miettes de pain qu'il dispose dans son lit pour les manger la nuit en jouant. au sous-marin et à l'aviso.

GÂTEAU DE SABLE. Pour ne pas avoir à séparer un tout petit gâteau au miel qu'ils ont reçu, des prisonniers de guerre en 1942 l'offre tout, entier à l’un de leurs camarades qui le mange sans y porter attention, retenu par un livre.

LA VIE À L'ENVERS. Dans un hôpital, une jeune malade raconte comment sa compagne de.chambre ingurgite de la nourriture par l'anus et rejette des matières fécales par la bouche.

L’INCONVENANCE. Béatrice mène une guerre larvée contre son grand-père qui lui reproche rituellement de ne pas manger tout, son plat, mais quand elle se rebelle, il meurt.

SÉCHERESSE. Une mouche bleue regarde une guêpe se délecter d'un papillon blanc pris dans un piège.

LAFEMME-PAPYRUS- Une journée dans l'enfer quotidien d'une anorexique partagée entre une société obsédée par la nourriture et son propre dégoût.

LE SALON DE THÉ. Sur une terrasse de restaurant, les clients sont au comble du bonheur; ils mangent bien, il y a un orchestre de musique baroque et la bonne odeur du chocolat embaume l'air, Puis arrive un scooter avec son bruit infernal et ses odeurs de pétrole.

EN ATTENDANT SIMONE. Un homme, dont la femme vient de mourir, continue de répéter chacun des gestes du quotidien, notamment dresser la table pour deux, jusqu'à ce qu'on le retrouve mort à la même table, comme au milieu d'une conversation.

IRÈNE AU PAYS DES LÉGUMINEUSES. Une fève germe dans la narine d'une fillette.

TROC, Un Français en Bolivie offre à deux marins un énorme diamant contre un camembert, la nostalgie étant trop forte pour lui.

LA BOUCHE D'OMBRE. Une alcoolique est admise en thérapie où elle va de rechute en rechute jusqu'au moment où son médecin découvre qu'elle est l'assassin de son mari.

PIQUE-NIQUE. Durant la guerre de 40, une usine déménage ses pénates; employeur et employés se suivent en autos. Au dîner on fait un pique-nique. L'employeur mange un repas froid en compagnie de sa secrétaire et de son directeur, tandis qu’un modeste employé fait un repas chaud, gaillard au milieu de sa famille.

LES NOCES DE NEIGE. Un couple en voyage de noces se retrouve pris sous une avalanche. L'homme est mort mais la femme survit en trouvant dans les poches de son mari un quignon de pain trempé de sang.

MOUETTE À LA NORMANDE. Une mouette traverse une rue à pied car elle tire de peine et de misère un morceau de viande impossible à transporter autrement. Un automobiliste arrête et place le morceau de viande sur le trottoir pour préserver la vie de la mouette.

LA BELLE ET LA BÊTE. Une fille de vingt ans, boulimique et obèse, prend conscience des raisons profondes de sa dépendance à la nourriture. Pour elle, il s'agit d'une nouvelle naissance.

YENA. Un jeune bébé que sa mère vient d'arrêter d'allaiter va retrouver la chienne de la famille pour lui sucer un tétin.

LA MÈRE NOURRICIÈRE. Dans une prison de l'Inquisition, des prisonniers affamés se font une fête quand l'un d'eux reçoit un petit paquet de farine de seigle. Ils font une polenta qu'ils partagent religieusement. Un peu après, une lettre arrive pour le prisonnier l'avertissant que les cendres de sa grand-mère lui ont été expédiées quelques jours auparavant.. Jamais une mère ne méritât autant. le superlatif de nourricière.

Ce qu'on s'ennuie dans cette prose élégante, bien calibrée, riche, etc., etc. Ça s'inscrit dans le prolongement de la Nouvelle Vague, je crois, même si ça date du milieu des années quatre-vingts; en effet, le regard est, identique, c'est froid, lointain, immensément détaché, les sujets sont. banaux, les intrigues minimales; c'est l'atmosphère qui compte, elle qui est composée de détails coupés au scalpel. Il n'y a pas d'excès, pas de folie sinon un peu abstraite...

La meilleure nouvelle est PIQUE-NIQUE, dont les personnages ont une vraie épaisseur et qui raconte une histoire assez banale mais touchante. Le SALON DE THÉ est une amusante métaphore sur la place que fait la société moderne à la beauté et à la quiétude. Et LA VIE À L'ENVERS repose sur une idée secouante

Histoires de bouches
Noëlle Châtelet
Folio, 1987
186 pages
lecture : mai 94

Les Avions de la seconde guerre mondiale - Christopher Chant

Beau livre indispensable qui répertorie nombre des appareils mis en production au cours de la seconde guerre mondiale. Le livre est divisé en sept sections nationales Allemagne (12 appareils), Italie (3), Japon (10), Grande-Bretagne (13), France (2),

Un répertoire très sélectif, mais extrêmement riche en données techniques sur l'armement et les caractéristiques de vol (vitesse, plafond, autonomie, moteurs, poids). Le choix des appareils est impeccable, il n'y manque au fond que la production des petits pays (Pologne, Tchécoslovaquie) et les petites productions d'appareils moins connus. L'inclusion de l'Union soviétique et du Japon est importante.

La plupart des appareils bénéficie d'une double page, à l'exception de trois modèles (Me 109, Hurricane et Spitfire) qui tirent sur quatre pages, dont trois iconographiques. Des photos accompagnent un texte pertinent et informatif. Les appareils sont représentés en vue de côté, de face et de dos, ce qui est essentiel pour le lecteur constructeur de maquettes. Les couleurs sont toutes référencées — bravo !

En somme, un des meilleurs ouvrages de ce style. Extrêmement bien fait, vivant, précis, en un mot : indispensable.

Les Avions de la seconde guerre mondiale
(Aircrafts of World War II)
Christopher Chant
Atlas, 1975
143 pages
avec photos & dessins
lu: juin 96

Le Jour-de-Trop - Joël Champetier

Après des mois d'attente et de paperasse, Mircaï reçoit enfin l'autorisation d'émigrer de la campagne à la capitale, Cusagnas. Il fait ses adieux à son père, sa mère et sa sœur; il quitte pour de bon (pense-t-il) sa triste et monotone existence de paysan.

Mais son arrivée à Cusagnas se fait le Jour-de-trop. L'année sur Milanéra (la planète) se divise en 20 mois égaux de 20 jours, c'est l'année carrée; mais l'année planétaire, elle, compte 401 jours, la journée supplémentaire, hors-cadre, c'est le Jour-de-trop.

Le Jour-de-trop, c'est l'équivalent du jour des fous de l'Angleterre, ici, toutes les violences sont actualisées, tous les règlements de compte sont permis. Dans cette société qui tente d'être suprêmement organisée, le Jour-de-trop n'est pas un jour différent, c'est un jour qui n'existe tout simplement pas. Cette occultation d'un problème éclaire singulièrement bien la société milanériste (joli nom de planète soit dit en passant, aux implications simples et tentaculaires; encore que, dans ce roman, Champetier ne tienne pas la grande forme en ce qui a trait aux noms — de manière générale, ils sonnent faux et empruntés).

Donc Mircaï débarque dans la capitale, en pleine cacophonie sociale. On se bat, on se tue; il est lui-même victime d'une tentative de meurtre. Un revendeur d'armes le prend sous sa protection en échange du transport d'une de ses valises. Mircaï participe donc à une foire où des revendeurs d'armes et de drogues vendent leur matériel sur une grand-place. Une femme propose à Mircaï un marché, contre mille étalons, il doit venir féconder une Songeuse. Mircaï vit donc sa première relation sexuelle (légèrement tordue puisqu'il couche avec une femme-qui-dort, ce qui est la condition de la survie des femmes sur Milanéra — la colonisation de la planète a échoué en raison d'un symbiote qui a attaqué les organismes humains et s'y loge désormais, la seule manière d'y résister, pour les femmes, c'est d'avoir une vie semi-végétative, dormir onze mois sur douze afin d'espérer vivre une vie d'une longueur raisonnable; elles ne se réveillent pratiquement que pour accoucher, car, par-dessus le marché, il y a un problème de stérilité massive).

Son initiation à la vie urbaine ne s'arrête pas là. Une explosion balaie la fête foraine. Mircaï se retrouve seul à errer dans la ville, ses dix pièces de cent étalons dans les poches. Accosté par trois fillettes, il se rallie à elles pour passer la nuit. Il fait l'amour avec la plus âgée, Nadeline, pour se rendre compte qu'elles ne sont pas des fillettes mais des femmes d'âge mûr qui ont décidé de ne pas subir la dictature du sommeil; elles ont choisis de rester éveillées, quitte à ce que leur vie en soit drastiquement réduite. Après une nuit de lucre et de fornication, elles laissent, après l'avoir dérobé de ses papiers d'émigration et de son argent, Mircaï seul pour se débrouiller dans la ville redevenue elle-même : sage et sévère. Mircaï n'ira pas bien loin, il est immédiatement pris par la police et embarqué sur un train en partance pour la campagne dont il venait. Sans papiers, impossible de rester à Cusagnas.

Une bonne petit histoire, écrite sans effet par Champetier, peut-être même l'a-t-il écrite de la main gauche car on sent une baisse d'intensité par moment. La fin n'apporte pas toutes les résolutions souhaitées : il faut, je crois, voir ce livre comme un chapitre de roman. La fin abrupte crée de nouvelles tensions (qui sont ces trois femmes ? Leur révolte va-t-elle aboutir ? Cette révolte est-elle un pétard mouillé ou une vague de fond en formation ? Comment ce contact avec la ville a-t-il modifié les perceptions de Mircaï ? etc.) et ne résout pas celles qui s'étaient cristallisées dans la fiction.

Un peu de précipitation de la part de l'auteur, un manque de fini qui agace un brin. Un livre noir où ce qui n'est pas apparent est le plus important et, au bout du compte, le vrai révélateur d'une société.

Une réussite incomplète.

Le Jour-de-trop
Joël Champetier
Paulines Jeunesse-Pop, 1993
107 pages
lecture : septembre 93

La mémoire du lac - Joël Champetier

Daniel Verrier, pompier volontaire à Ville-Marie dans le Témiscamingue, est gravement blessé en devoir quand, dans une chute, un pieu de métal lui pénètre le crâne. Les dommages subis ne sont pas très graves, il a été extraordinairement chanceux, mais il en résulte des pertes de mémoires qu'il tait à son médecin, ainsi qu'à sa femme.

Quelques années plus tard, il est frappé par une autre tragédie. Pour avoir fait le fou sur la glace du lac en hiver, sa camionnette s'enfonce dans l'eau où périssent ses deux jeunes enfants. On ne retrouvera pas leurs cadavres, sa femme le quittera quelques mois plus tard.

Après une longue absence, Daniel Verrier reprend vie tout doucement. Il se trouve un emploi de fonctionnaire, se fait une nouvelle blonde et, à part des cauchemars post-traumatiques, la vie reprend son cours normal. Un jour, un incendie se déclare dans un chalet abandonné depuis des années. Verrier y est appelé parce qu'il a repris son poste de pompier volontaire. Au chalet, on retrouve des ossements d'enfants sacrifiés. Une enquête commence. Un carnet met les policiers, et Verrier, sur la piste d'une vieille légende amérindienne. Un monstre habite le fond du lac Témiscamingue; il s'agit d'une déité endormie qui n'attend que le sacrifice d'enfants pour se réveiller et mettre le monde à feu et à sang. Verrier est directement interpellé, ses deux enfants ont été sacrifié à la déité endormie — celle-ci lui en réclame un autre. Verrier n'en avait que deux, il est confus et concerné.

Le mystère s'éclaircit quand on apprend que Verrier avait fait un enfant à la robineuse du village (ce qu'il avait oublié suite à une perte de mémoire obligeamment placée là par l'auteur). C'est ce fils d'une quinzaine d'années qu'il devra sacrifier au monstre, ce qu'il n'a pas l'intention de faire le moins du monde. Mais le fils, possédé par la déité, enlève la blonde de Daniel Verrier et une poursuite s'engage entre les deux hommes sur les eaux du lac Témiscamingue, avec la déité qui implore Verrier au sacrifice de ce fils qui va tuer celle qu'il aime.

La blonde meurt mais Verrier réussit à délivrer son fils du mal qui le rongeait. La déité du lac Témiscamingue reprend son sommeil. La bataille entre le bien et le mal est gagnée par le bien... temporairement car le combat n'est jamais terminé.

Champetier fait preuve d'un remarquable savoir-faire en bichonnant une intrigue irréprochable et des caractères intéressants en dépit de quelques maladresses à trop vouloir bien faire. Par exemple, quand Verrier refuse hystériquement de se faire sucer par sa nouvelle blonde, scène qui éclaire le passé caché du personnage et soulève une partie du voile qui recouvre les relations entre lui-même, la robineuse et son fils légèrement demeuré, la psychologie m'en est apparue opportuniste, voire plaqué pour répondre à un besoin inexistant d'une scène de cul (pour suivre la recette du genre). Heureusement, ces inégalités sont rarissimes. La Mémoire du lac est finalement un très bon thriller, doublé d'une tendance horrifique. Le roman aborde une série de thèmes bien québécois : la langue, les relations difficiles avec les autochtones, le moyen Nord, le syndicalisme, les amours compliqués entre femmes modernes et hommes rosâtres.

L'amalgame — hétéroclite par définition — est pourtant excellent. La recette du thriller est scrupuleusement suivie, avec flash-backs et explications simili-psychologiques à la clé. Champetier réussit à faire vivre son décor, les terres arides et gelées du moyen Nord, avec une remarquable économie d'effets. Les scènes de tempête de neige sont particulièrement réussies.

Par contre, la fin du roman détonne un peu avec les règles sacro-saintes du genre. Ici, ça se termine plutôt mal pour le héros. Il ne parvient pas à sauver de la mort sa nouvelle blonde; et pour vivre en paix avec son fils retrouvé, Verrier devra s'exiler loin du lac Témiscamingue.

Une belle réussite mineure, mais incontestablement une réussite dans le genre.

La Mémoire du lac
Joël Champetier
Québec/Amérique, 1994
195 pages
lecture : janvier 94

Les yeux plus grands que le ventre - François Cavanna

Cavanna, célèbre journaliste de Hara-Kiri et de Charlie-Hebdo, polémiste intense et bateleur public, livre ici ce qui semble être le dernier tome de son autobiographie puisqu'il se termine avec sa mort. Il y a eu les Ritals, les Russkoffs, Bête et méchant (que je n'ai pas lu, celui-là), il y a maintenant Les Yeux plus grands que le ventre.

Pas jojo, le Cavanna. Gourou de toute une époque irrévérencieuse, l'homme des libertés, des contrepèteries à la bourgeoisie, Cavanna se révèle dans sa vie amoureuse d'un conservatisme teigneux. Le livre ne parle, en effet, que de la vie amoureuse de l'auteur, coincé qu'il était entre une femme qu'il aime et une jeune maîtresse qu'il aime aussi. La jeune maîtresse, Gabrielle, va s'accrocher à lui. Et lui va lui promettre tout ce qu'elle veut. Cavanna ment à tout venant, car il n'a pas les moyens affectifs de tenir les promesses qu'il fait à Gabrielle.

Cavanna est un faible qui n'aime pas faire souffrir les femmes de sa vie. C'est un solitaire grognon, sauvage à l'extrême, pessimiste et renfrogné. Il promet donc des choses à Gabrielle parce que ça la rend tellement heureuse : oui, il va lui faire un enfant, oui, il va aller vivre avec elle, etc. Et Gabrielle, plus ou moins dupe, s'accroche à ces mensonges. Leur relation devient compliqué en raison de ces promesses toujours avortées, un jour Gabrielle se suicide. Ça rate, mais ça n'aide pas les choses puisque Cavanna est incapable dorénavant de mettre un terme à la relation.

Cahin-cahan, la vie se poursuit. Gabrielle d'un côté à qui il fait du mal, et Tita, sa femme, qui est résigné à, supporter tout ça on ne sait trop pourquoi. Cavanna est coincé entre deux feux. A la fin du livre, il tente de se suicider. Ça marche ! Il meurt. Le livre se termine avec un épilogue poilant sur Cavanna face à la postérité.

Dans cette autobiographie, Cavanna n'y va pas avec le dos de la cuiller... C'est l'intense séance d'auto-flagellation : et chlaak je ne suis que faiblesse, et chlaak j'ai peur des gens, et chlaak des femmes, et chlaak de l'amour, et chlaak je suis un mauvais père, et chlaak je suis un monstre égocentrique... Il en met beaucoup, je trouve. Trop ? Tout est si sincère — mais son auto-analyse est un peu courte. Il est comme ci et comme ça, c'est triste, faudrait pas lui en vouloir, mais pas question de changer quoi que ce soit; il vit tout croche avec ses manques, mais vaut mieux ça que rien et ces choses-là ne se changent pas. Il fait preuve d'une fatalité résignée devant les mochetés de la vie, les siennes seulement, car il supporte difficilement celles des autres.

En dépit de cet aspect un peu m'as-tu-vu de misérabilisme affectif, le livre est attachant. Les personnes que l'on croyait immunisés contre la connerie, vivant au-dessus de notre lot quotidien de lâchetés et de mensonges, sont, tout compte fait, absolument pareilles à nous tous. C'est réconfortant et d'une extrême détresse.

Les Yeux plus grands que le ventre 
François Cavanna
Belfond, 1983
315 pages

La Grande Encyclopédie bête et méchante, tome I - François Cavanna

Cavanna est un romancier passionnant, c'est un éditorialiste brillant doublé d'un redoutable polémiste (je me souviens de Charlie-Hebdo qui est un grand moment du monde journalistique)... Etc. Que des qualités.

Mais ici, qu'est-ce qu'il est bête et moche!

Or voici la Grande Encyclopédie bête et méchante. Le tome un, le seul d'ailleurs, et c'est bien tant mieux.

Aïe que c'est moron. Les articles sont poussifs et le comique tout autant. J'ai si peu ri que c'en est une misère.

Et que dire de la violence : battez vos femmes, arrachez le bon œil des borgnes, frappez, estropiez, etc., etc.

Au bout du compte, Cavanna emploie une recette. Après dix pages, on a compris le système et on ne rit plus.

La Grande Encyclopédie bête et méchante, tome I
François Cavanna
Albin Michel, 1981
articles parus dans Hara-Kiri entre 1960 et 1975
134 pages
lecture : novembre 92

dimanche 27 février 2011

Madame et ses flics - Didier van Cauwelaert et Richard Caron

TÉLÉ-CRIME. Lorraine Valence vient d'être nommée chef de brigade de la 7e DPJ à Paris et sa première enquête consiste à résoudre un meurtre commis sur le plateau de l'émission-télé, Aérobic-Parade, où une vieille danseuse s'est écroulée, empoisonnée au curare. Aussitôt, c'est l'écheveau inextricable. Tout le monde sur le plateau a des raisons de vouloir assassiner son prochain, et l'affaire prend une dimension plus complexe quand on apprend que la vieille danseuse est morte d'avoir mangé une crème caramel destinée à la star de l'émission, Tatiana. L'enquête est donc orientée dans ce sens : qui donc pouvait avoir intérêt à tuer Tatiana ? Valence et ses acolytes, l'inspecteur principal Louis-Philippe Marceau et les inspecteurs Corona, Simonelli et Mabrouk, piétinent sérieusement jusqu'à ce qu'un témoin se contredise : on démasque Gérard, le mari de la nièce de la vieille danseuse, c'est lui qui a commis le crime, il visait bien la vieille dame pour toucher le gros héritage tant attendu, c'est d'ailleurs Gérard qui avait détourné les soupçons vers une tentative de meurtre sur Tatiana en inventant l'histoire de la crème caramel... Une assez bonne histoire. Le style de Cauwelaert (l'éditeur donne à entendre que c'est lui seul qui a écrit les histoires, et le lecteur n'a aucune difficulté à le croire) désarçonne au début, il a une nervosité, une manière très personnelle de rythmer les dialogues. 

L'AFFAIRE JOLICŒUR. Dans un Léoléro, sorte de Club Price français, un jeune gardien de sécurité est abattu par des malfaiteurs qui volent des babioles. Lorraine Valence est mise sur l'enquête, qui part dans toutes les directions jusqu'à ce que les évidences montrent que le meurtre du gardien de sécurité n'était pas gratuit; il s'agissait d'un agent de Moscou passant des informations de sécurité nationale à l'Est. Les services secrets (GIGN et DGSE) embarquent sur ce dossier qui est retiré à la commissaire... Une histoire très couci-couça, surtout en raison du dérapage narratif quand l'auteur utilise d'autres narrateurs que Lorraine ou Louis-Philippe. Un nouveau personnage extrêmement coloré s'ajoute à la galerie, Eugène Colmar, reporter judiciaire à radio libre Fréquence Vermeil, qui n'est autre que le papa de Lorraine. Ce touche-à-tout impertinent a le don de porter sur les nerfs de sa fille qui l'aime pourtant beaucoup.

L'IMPRÉSARIO DE LA MORT. Lors d'une représentation de la pièce féministe Ras les mecs, une des comédiennes est victime d'une tentative de meurtre quand le câble qui doit servir à sa (fausse) pendaison est ainsi truqué que la fausse pendaison se transforme en vraie. Lorraine Valence et son équipe sont chargées de l'enquête. Comme la comédienne est une jeune Arabe, fille (et actrice renégate) de l'émir du Radzahli, l'incident diplomatique guette. Mais cette tentative de meurtre cache plutôt une affaire de protection criminelle, les commerces avoisinants le petit théâtre subissent les arnaques d'un individu. L'arnaqueur est le propriétaire d'un sex-shop qui périclite (quel beau suffixe pour un tel commerce!) qui s'en prend à ceux qui lui volent sa clientèle traditionnelle... Tout à fait délicieuse cette histoire qui mêle les mouvements de mode et de pensées (le sexe, les immigrés, le féminisme, la technique moderne — faut voir la 7e DPJ aux prises avec leur nouvelle installation radio) fouettés par un humour pas agressif, un peu ironique, surtout très tendre. Les personnages se développent et on se prend à les aimer.

INGÉNU DU CLAIRON. Le cheval éponyme du milliardaire rouge Raymond Brignoles a été kidnappé. Une rançon est demandée, payée, elle est rendue sans qu'un seul billet ait été pris. Parce qu'il est baron et amateur de chevaux, l'affaire tombe dans les bras plâtrés (un accident qui s'est produit dans l'histoire précédente) de Louis-Philippe Marceau, qui va la traiter en compagnie de son chef de brigade. Assez lentement, encore une fois une chaîne de coupables potentiels viendront embrouiller l'enquête jusqu'à ce que les faits pointent en direction d'un trio de malfrats propriétaire d'un cheval tocard auquel ils intervertissent Ingénu dit Clairon teint lors des courses, c'est le pactole mais le cheval ne peut pas courir lorsqu'il pleut car sa teinture part... On se bidonne aux excès du milliardaire communiste, à ses attitudes très seigneur du château, à son socialisme de pacotille (fauteur aime particulièrement railler la gauche qui se prend pour la droite et la droite qui s'imagine de gauche). Retour apprécié du capitaine Plochin des services secrets, l'homme qui parle comme un télégramme, intrusions à répétition d'Eugène Colmar, moins pertinent que jamais.

FRÉQUENCE MALÉDICTION. Fréquence Vermeil, Ici-Tahiti et Shalom. FM partagent les ondes d'une radio libre de Paris. Des criminels font irruption et prennent tout le monde en otages dont Eugène Colmar en réclamant la fin des essais nucléaires en Nouvelle-Calédonie. Lorraine est appelée pour démêler l'affaire. Lors de la négociation, les criminels en profitent pour s'échapper en compagnie de la speakerine d'lci-Tahiti qui est leur complice et d'un sarcophage de l'ancienne Egypte. En réalité, le coupable est un écrivain critique gastronomique qui veut venger la mort accidentelle de sa femme, dix ans auparavant, aux mains des deux terroristes protagonistes de cette histoire... La meilleure nouvelle du recueil, drôle, efficace, pathétique et sanguinaire à la fois quand on comprend les motifs de l'écrivain qui n'hésite pas à faire assassiner des victimes innocentes pour venger celle qu'il a aimée. Ici, les personnages de la brigade sont touchant d'humanité et de drôlerie, les ingrédients de l'histoire sont bien dosés, notamment les chicanes de clocher entre les diverses radios de la fréquence libre. J'ai beaucoup ri.

ULTRA-LÉGER-MEURTRE. Laurent Pastero prend son envol dans un ULM qui, bientôt, ne répond plus à ses commandes. Le petit avion se dirige droit vers une zone d'essais militaires avant de se désarticuler en vol et de s'écraser, entraînant dans sa chute le malheureux pilote. Lorraine est encore chargé de l'enquête (y en aura pas de facile, disait Piton Ruel). Les coupables sont légions depuis Ingrid la suédoise qui était sa blonde mais aussi une fille facile qui broutait à tous les râteliers, menaçant de le larguer sans préavis pour un meilleur parti, Roro, l'ex-cycliste, ami et partenaire d'affaires, Christine, son ex, le jeune publiciste Jean-Luc, coupable — à tout le moins — d'arrivisme. De coupable potentiel en coupable potentiel, Lorraine finira par trouver les assassins, Roro, pourtant si gentil, et Christine. Ah ! les affaires sont dures !... Décidément, l'importance du non-policier dans ces nouvelles occupe de plus en plus de place. Ici, les affaires entre Louis-Philippe et Lorraine prennent une tournure inattendue quand le papa de Lorraine, Eugène, et la maman de Louis-Philippe, madame la baronne Yvette, connaissent un début d'idylle qui va tourner au mariage, ce qui mettrait frère et sœur Louis-Philippe et Lorraine. La nouvelle est printanière et amusante et les personnages sont bien plus intéressants que l'intrigue (qui est la plus tordue et la plus canonique de tout le recueil).

Dans ces nouvelles, ce qui est le plus évident finit toujours par être le véridique. C'est bel et bien la danseuse que l'on tentait d'assassiner dans la première nouvelle, C'est bel et bien le gardien de sécurité qui était visé dans la seconde. C'est un procédé. Mais qui fonctionne car il permet au lecteur de se libérer rapidement de l'intrigue pour porter son regard sur les personnages et les relations qui les unissent. Et ça c'est une réussite complète dans un mode mineur.

Dans le style de Cauwelaert, il y a de l'ironie, du primesautier, du coq-à-l'âne, de la tendresse et des personnages colorés. Une manière qui est près de celle de Robert Barnard, la faconde en moins et la rapidité en plus. De plus, ce qui ne gâte pas la sauce, c'est que les histoires sont chronologiques, reliées entre elles par l'unité de ton, bien sûr, mais aussi par le sentiment du temps qui passe, des relations qui mûrissent comme des liens au développement hasardeux et inéluctable.

Madame et ses flics
Didier van Cauwelaert & Richard Caron
1985, Albin-Michel
330 pages



Un aller simple - Didier van Cauwelaert

L'histoire d'Aziz va ainsi : bébé, il a été volé en même temps que la voiture de ses parents. Ne sachant à qui le rendre, les Tsiganes voleurs d'auto décident de le garder. La voiture volée étant une Ami 6, c'est le nom qu'on lui donne et qui s'est transformé au fils des ans. Aziz est un enfant sans famille, sans pays; il doit tout inventer pour lui-même. Il n'est ni Tsigane, ni Arabe (malgré son prénom et l’identité qu'il s'est forgé pour passer les contrôles), il est Français mais les Français ne veulent pas de lui. Pris dans une rafle alors qu'il est sur lie point de se marier, dénoncé par un petit commerçant lepéniste, Aziz est pris en charge par l'administration. Il sera déporté vers le Maroc. Un attaché humanitaire est chargé de le raccompagner et de s'assurer que le retour d’Aziz au pays de ses ancêtres se fait sous les meilleurs auspices. L'attaché s'appelle Jean-Pierre, il vit une crise; sa femme vient de le quitter alors qu'il est toujours aussi fou d'elle.

Sur le trajet, cet aller simple, Aziz et Jean-Pierre développent une amitié étonnante. Pour encourager Jean-Pierre, qui est un jeune gars bien, idéaliste, Aziz invente un pays mythique dans un coin reculé du Maroc, un Eden, une image sur laquelle Jean-Pierre se jette et s'accroche. Arrivé au Maroc, Aziz et Jean-Pierre font la rencontre de Valérie, une jeune femme qui leur servira de guide, qui jouera le jeu d'Aziz et les emmènera au bout de leur rêve.

Ça n'ira pas tout à fait bien pour Jean-Pierre, une infection amibienne lui donnera son coup de mort. Après quelques jours de fièvre intense, Jean-Pierre s'éteint au milieu du désert, il n'aura pas vécu assez longtemps voir se réaliser ses rêves les plus chers : découvrir le mystérieux pays d'Aziz et faire publier le roman qu'il a écrit (roman qui s'intitule Un aller simple et qui décrit sa rencontre avec Aziz). Aziz ramène le corps de Jean-Pierre en France dans la plus totale indifférence. En plus, il se fait voler le corbillard. Il se rend donc dans le Nord de la France rencontrer les parents de Jean- Pierre. Parce que tout est roman en somme, il monte une histoire de prise d'otage pour expliquer l'absence de Jean-Pierre à ses côtés. Les parents se réconcilient avec la mémoire de Jean-Pierre. On offre une chambre à Aziz pour que jour après jour il vienne leur raconter ce fils renié. Aziz songe même à poursuivre l'œuvre de Jean-Pierre : Un aller simple.

Il y a toutes sortes de thèmes et d'images dans ce très court roman. L'apatride d'abord. Aziz et Jean-Pierre le sont : Aziz, enfant volé sans pays, et Jean-Pierre, le jeune homme qui abandonne son Alsace natale et que sa famille renie. Mais surtout le besoin de rêver, rêver sa vie et aider les autres à rêver la leur, comme Aziz le fait pour Jean-Pierre, et, plus tard, pour les parents de Jean-Pierre.

Un beau roman riche de ces deux thèmes que l'auteur entrelace comme de la dentelle très fine. Il y a surtout la manière Cauwelaert, si simple, si coulante et, du coup, impossible à décrire sinon que pour en dire, c'est le bonheur.

(Bémol : Cauwelaert fait des romans toujours trop courts...)

Un aller simple
Didier van Cauwelaert
1994, Albin Michel
195 pages
lu: novembre 95


Menteur - Patrick Cauvin

Antoine Berthier est un irréductible menteur. Il ment pour enjoliver son quotidien, pour enjoliver celui des autres aussi, car il a cette charité de l'esprit de ne pas imposer aux autres ses médiocres et très ordinaires non-aventures, il ment aussi pour se donner de l'épaisseur et apporter à son existence une patine qu'elle n'a pas.

Là, Antoine Berthier attend son tour chez le médecin. Il en a bien pour deux bonnes heures à attendre, pour se faire annoncer le verdict fatal que sa fin est proche, de cela au moins il est convaincu. Alors quoi faire sinon se remémorer les grands moments de ses menteries, évidemment ceux qui ont tourné en pétard mouillé (l'auteur est un comique après tout). Donc, Antoine Berthier va se rappeler trois grands mensonges formateurs qui donné à sa vie le pli qu'elle a maintenant.

À dix-sept, boutonneux et acnéen jusqu'à la nausée, obsédé par les filles mais n'ayant aucun succès auprès d'elles (il est de surcroît timide), voulant faire plaisir à sa mère qui le taquine à ce sujet, il invente une copine, Germaine. Une histoire derrière tout ça, elle a un passé, des intérêts, c'est une amie de classe qui habite en banlieue. Ça dure quelques semaines et les parents d'Antoine s'inquiéte un peu de ne jamais la voir cette fille; surprenant une remarque de sa mère qui commence à douter de la réalité de Germaine, Antoine se voit contraint d'inventer les circonstances atténuantes de leur séparation autour d'une promenade en vélo. Berthier ment pour plaire aux autres, il ment pour se dépêtrer de ses mensonges, la vie devient vite infernale. Avec la complicité de sa vieille grand-mère, Antoine se tire du mauvais pas dans lequel il avait plongé tête première.

Plus tard, marié à Mauricette et chargé de cours à l'université, Antoine mène une vie tranquille et pantouflarde. Quand sa libraire lui exhibe un roman écrit par un certain Antoine Berthier, il ne peut s'empêcher de revendiquer la paternité qu'elle lui octroie immédiatement. La libraire en parle à Mauricette, et le mensonge de Berthier prend une ampleur inattendue, car sa femme décidera de l'inscrire à un cercle littéraire où, bien entendu, l'autre Antoine Berthier, le vrai, l'écrivain, fera une apparition plutôt discrète. L'arroseur arrosé...

Dans le troisième épisode, Berthier relate l'histoire de son aventure avec Denise, de vingt ans sa cadette qui s'est éprise de lui suite d'une méprise qu'il n'a pas l'intention de rectifié. Pour l'impressionner, il s'est fait passer pour un ancien champion d'escrime au sabre. L'aventure va bien, Denise est une pétasse qui a le feu à la noune; mais, lorsqu'elle l'embarque à son insu dans un championnat d'escrime pour seniors, le rideau tombe, c'est la crise et Antoine Berthier doit bien avouer son mensonge. Denise le quitte. Dans le cabinet du docteur, Antoine Berthier apprendra qu'il ne souffre de rien, que la vie est belle après tout et, le cœur en joie, il court prendre un pot au bistro du coin où une femme assez attirante le prend pour un acteur connu, ce qu'il ne nie pas... La boucle est bouclée...

Un agréable roman encore que très anodin, même un peu mal foutu. C'est la manière de l'auteur qui sauve le livre, son humour dans les situations même prévisibles, des réparties (elles aussi prévisibles), des personnages; car en dépit de tout, de la faiblesse de la structure, de la niaiserie de l'anecdote et même de la non-fin consternante de facilité, on se laisse prendre par la truculence hystérique des mensonges de Berthier, par son besoin de se créer un personnage plus grand que nature — d'ailleurs Berthier est tout entier absorbé par l'imagerie des héros du cinéma. Cauvin (dans la vraie vie, Claude Klotz) est un auteur de roman léger qui ont contribué à son succès plus marginal que fracassant, mais succès indéniable tout de même.

On en lira d'autre pour connaître la mesure réelle de cet auteur.

Menteur
Patrick Cauvin
1993, Albin Michel
250 pages
lecture : janvier 95

Je suis vivant et vous êtes morts - Emmanuel Carrère

Cette biographie de Dick m'a profondément agacé. L'auteur est très très cool, baba cool, c'est trop cool, et même si c'est une attitude qu'il a parfaitement le droit d'adopter, je préviens tout de suite que ça m'agace. Ce premier aspect des choses, cette fausse familiarité met une distance entre le lecteur et le livre, et cette distance est tout entière occupée par l'auteur, bien en évidence, tout là-haut sur le socle qu'il s’est lui-même érigé, le menton bien haut, le nez dans le vent, tout à fait au-dessus de son sujet dont on se demande ce qu'il fait bien là, à la limite le sujet dérange; en fait l’auteur est bien plus préoccupé de lui-même et de son posturing que du sujet dont il traite. Ça part bien mal, car jamais le lecteur que je suis ne s’est senti interpellé par ce livre. La fiction de Dick, les angoisses de Dick et sa folie (si tant est le mot), tout est prétexte à l'auteur pour s'écouter parler et se regarder écrire. L'ego du biographe est si vaste et les choses qu'il a à dire si pertinentes que le biographé peut tout aussi bien aller se rhabiller, sa présence est un prétexte au déballage des émois et autres anxiétés, certitudes et axiomes d'Emmanuel Carrère. Finalement, c'est assez peu intéressant. Au pire, c'est trompeur.

Autre point achalant, c'est que j'ai eu l'impression que bien des choses ont été inventé par l'auteur pour tenter de prouver la pertinence de ses intuitions. Une impression comme celle-là est aussi difficile à prouver que l'erreur médicale, mais lorsque Carrère affirme qu'un jour Dick s'est senti paralysé de terreur (lors de l'épisode de la livreuse portant un bijou en forme de poisson et qui, pour Dick, marque la réalisation que quelqu'un quelque part dans l'univers lui envoie des messages) quand la minuterie de l'étage s'est éteinte, on ne peut s'empêcher de tiquer. Les minuteries d'éclairage sont un fait de société européen qui n'a pas traversé l'Atlantique. Carrère invente les détails de cet épisode; faussaire malhabile, on le surprend en flagrant délit. Le reste du texte, des anecdotes, est à l'avenant.

Voilà une biographie d'un écrivain important, qui était en plus un être tourmenté, fou peut-être, paradoxal, amusant, intelligent et grotesque. Carrère l'aime beaucoup, je crois. Mais il l'aime bien mal.

Tout compte fait, une biographie frivole, superficielle, DOUTEUSE. Qu'il faut oublié...

Je vous vivant et vous êtes morts
Emmanuel Carrère
1993, Seuil
359 pages
lecture : janvier 94