Autrement, la vie qu'il mène est un exemple de platitude rectiligne. Il est riche (190 000 $ par année), il a des filles comme il veut, il sniffe de la coke, il va dans les plus chics restaurants et dans les bars à la mode. Pourtant son existence, et celles de ses congénères yuppies, est d’une morose insipidité. Ces gens-là ont tout, en apparence, mais, justement, ils en restent aux apparences. Qui sont-ils ? On ne le saura pas; ce que l'on apprendra d’eux, c'est le style de leurs vêtements, de leurs coiffures, la nature des soins esthétiques (beauté et gymnastique) qu'ils apportent à leur corps.
Pourtant, Bateman est assailli par un besoin incontrôlable de tuer, et surtout de faire souffrir en amenant sa proie à la mort. Ses premières victimes seront un clochard et son chien qu'il s'amusera a dépecer dans une ruelle. Puis, après ça, son désir inassouvissable sera épongé partiellement par un excès de plus en plus grand de dépravation. Bateman s'attaque aux faibles, à ceux à qui la société n`offre pas d’identification : les clochards, les amuseurs publics et les prostituées. À une seule reprise va-t-il tuer un individu de sa caste. D'ailleurs, le roman orbite complètement autour de ce problème de l'identification.
Le fonds sadique de Bateman menace constamment se sortir, de trouver un moyen de se faire connaitre du monde. Cette bête en lui essaie de s'extirper, crie et se rebelle face au silence dont elle fait l'objet — mais nul ne l`entend, hormis le lecteur et Bateman qui raffole de la proximité du danger. Ces épisodes sont peut-être des fantasmes de l'imagination de Bateman, le lecteur devra forger sa propre opinion car aucun indice ne permet de le savoir précisément.
De ce roman, on pourrait attendre une fin morale. Non. Bateman s`en tire, tout simplement parce que les gens de sa génération et de sa qualité s'en sortent : ils ont l'argent, le pouvoir — ils dominent la société,
L'auteur réussit un étrange tour de force : celui de ne décrire absolument personne dans son gros roman. Les hommes sont décrits — avec profusion —- par leurs vêtements (tous assez semblables) et les femmes par leurs coiffures, la grosseur de leurs boules (c`est un roman machiste) et leurs vêtements. D'ailleurs, l'identification personnelle devient vite quasi-impossible, car, d'un jour à l'autre, les vêtements changent selon les modes; de sorte que les personnages n'arrivent jamais à s'identifier chacun l'autre correctement, il y a constamment méprise sur les personnes. Le narrateur lui-même est continuellement pris pour un autre — et le plus énorme, c'est que cette perte d`identité n'inquiète absolument personne et ne les intéresse même pas. Cette grisaille quotidienne fait partie des choses de la vie. Ils ne se connaissent que de nom, reconnaissent vaguement un visage dans la foule... Mais ils sont absolument au courant des griffes de couturier et savent reconnaitre une chemise Brooks d'une Armani au coup d’œil.
Le monde de l'artifice.
Ce roman a fait sensation avant même sa publication américaine quand les passages les plus violents furent coulés à la presse. Une campagne féministe avait appelé au boycott avant sa sortie.
Pourtant, il n'y a pas, ici, de complaisance face à la violence. Les passages les plus durs font frémir, au début en tous cas, puis ils lassent (une obsession est, de par sa nature, répétitive), mais ce sont des passages nécessaires pour les développements psychologique et fantasmatique de Bateman.
Un excellent roman, drôle (notamment tout un chapitre où Bateman, un copain et une fille tentent de choisir, lors d'une conférence téléphonique à trois, un resto où aller souper), pertinent et éclairant sur une couche sociale dont on entend parler beaucoup, les yuppies, mais qui pour le commun des mortels demeurent des bêtes mystérieuses.
American psycho
(An American Psycho)
Brett Easton Ellis
Seuil Points, 1993
513 pages
lecture 2 août 93
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