ATTENTION SPOILERS PARTOUT

mercredi 22 décembre 2010

Solaris n° 107

Trois nouvelles sur le Temps

Le Huitième registre d'Alain Bergeron. À Mont-Boréal se tient un synode œcuménique sur le monochronisme historique. Les deux vedettes, Jean de Thébaïde et Adam de Cantorbéry, viennent défendre des thèses contradictoires. Jean de Thébaïde est un formidable orateur qui range les sceptiques derrière lu : oui, affirme-t-il, l'histoire est monochronique; des causes on peut déduire les effets et ainsi tout est prévisible, tout est écrit, rien ne peut dévier si on calcule bien les prémisses. Adam de Cantorbéry est un homme nerveux, à la limite un renégat, qui prêche justement le contraire; l'histoire est tellement complexe que rien n'est prévisible, elle est polychronique dans la mesure où tout peut se produire, rien n'est fixé d'avance, une forte probabilité n'est pas gage de certitude. Mais Adam ne montre pas le nouvel orgue à traitement de signes dont il se sert pour ses calculs, aussi ses arguments, plus difficiles d'accès, ne convainquent personne et il est défait. L'histoire est racontée par André Antonikas, jeune sémiologue... Et l'auteur y mêle une histoire d'amour un peu tragique. Quelle belle nouvelle au ton un rien déclamatoire, qui se situe dans un univers uchronique où l'empire byzantin domine le monde après avoir découvert l'Amérique. Tout est juste : le ton, la psychologie des personnages, les nouvelles modalités d'existence suite aux dérives sociologique et historique. Absolument brillant. Quel régal que cet exotisme byzantin. Une réussite à tout point de vue.

La Merveilleuse machine de Johann Havel d'Yves Meynard. Pieter Havel est secouru par une jeune bourgeoise alors qu'il tente d'échapper à des poursuivants. Il en tombe amoureux, elle s'appelle Anna et elle est promise contre son gré au fils du Dynaste de la Neuerlande. Apprenant cela, il quitte la maison où il a été recueilli pour retourner chez son père adoptif, Johann. Celui-ci a créé une machine temporelle dans laquelle il fait monter Pieter, le lançant dans le passé; Pieter fait alors la connaissance d'Anna, l'enlève quasiment de chez elle et lui fait un enfant. Anna meurt, l'enfant survit, Pieter vieillissant l'adoptera en se faisant appeler Johann. Mais le temps est une rivière au lit creusé où, malgré ses possibles débordements, elle revient toujours se nicher. Par une série de retours temporels, le lecteur apprend que le domestique d'Anna, le père de Pieter, Pieter lui-même ne sont que des incarnations diverses de Pieter dans le passé. Heureusement le fils du Dynaste n'est pas une de ces incarnations, c'eût été la goutte qui aurait fait déborder le vase temporel... Par-delà l'anecdote intéressante, mais dont la mise en scène hautement répétitive (that's the nature of this here beast) finit par devenir longuette, il faut absolument admirer la précision horlogère de l'architecture du texte. Ce genre de nouvelle repose sur une géométrie sans faute et une articulation idoine pour atteindre un effet maximal. Meynard y arrive avec élégance et sans faux pas; le dépaysement qu'il nous offre dans cette simili-Hollande moyenâgeuse est envoûtant, les personnages qu'il a créés sont vivants et naturels. Une jolie réussite dans un genre où pratiquement tout a été déjà fait.

Les Ponts du temps de Jean-Louis Trudel. Un homme du 20e siècle, absorbé par le modèle d'une statue de Degas, va revenir dans le passé grâce à une machine temporelle dont il apprend l'existence un peu par hasard. L'homme retourne une centaine d'années dans le passé, rencontre la petite danseuse de dix-neuf ans et fait la nouba avec toute la fortune amené sur lui. Quand les fonds manquent, il décide de revenir vers le présent au mépris des conditions même du voyage — c'est-à-dire ne jamais quitter le 19e siècle. En guise de punition, on lui offre soit de retourner en arrière et de vivre sans le sou, soit de plonger cent ans vers le futur vers un avenir dont on ne sait rien. Les jeunes amoureux plongent vers le futur... Une nouvelle extrêmement traditionnelle dans son traitement, sans ingéniosité essoufflante. Le meilleur de ce texte qu'on peut oublier rapidement, c'est la justification simili-scientifique du pont temporel; explications qui s'appuient sur les dernières théories des ficelles quantiques.

Le reste du numéro est assez ordinaire avec, entre autres choses, une entrevue peu intéressante de Michel Jeury. Mais les nouvelles de Bergeron et de Meynard en font un excellent numéro, côté fiction.

Solaris n° 107
automne 1993
66 pages
lecture : mai 94

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